Signé JM (Jendoubi Mehdi), La Tunisie Economique (mensuel de l’Union Tunisienne de l’industrie, du Commerce et de l’Artisanat: UTICA), N: 40, Octobre 1979, p :17-19.
« Est-ce qu’on vous a dit que je parle aux oiseaux » me dit en souriant Am Othman (79 ans, ancien éleveur de oiseaux et fabricant de cages quand je l’aborde pour la première fois dans son quartier natal rue El-Hfir à Halfaouine.
Am Othman fait partie de ces rares tunisiens qui perpétuent une ancienne tradition et un art de vivre: élever et aimer les oiseaux.
Dans cette Tunisie en pleine expansion, certains métiers et certaines pratiques sociales ont du mal à vivre. Cela concerne particulièrement les métiers étroitement liés à un certain mode de vie (cas de chechia et de la belgha).
D’autres métiers artisanaux ont pu continuer à se développer en s’adaptant aux nouveaux modes de vie. Tel n’est pas le cas des éleveurs et des vendeurs d’oiseaux, C’est un métier qui a disparu depuis des décennies.
Si l’on se fie à la mémoire de Am Othman, on peut considérer qu’élever des oiseaux a cessé d’être un métier avec le décès de l’amin des oiseaux (Amin Al Asafria) en 1925.
L’Amin, sorte d’expert (attitré par le Bey), était feu Hammouda Bellassira et il résidait à la rue du Pont (kantra) a Halfaouine. Il était un juge de confiance qui tranchait les conflits qui pouvaient naître entre deux propriétaires sur la valeur de leurs oiseaux.
Disparu en tant que métier, l’élevage des oiseaux s’est perpétué comme art de vivre. Nous ne pouvons qualifier autrement, l’attachement et les soins dont les amateurs d’oiseaux entourent leurs bêtes.
Cet attachement aux oiseaux et la qualité des soins qu’accordent les amateurs à leurs passereaux (le groupe de oiseaux les plus connu en Tunisie) est très inégalement répandu. Dans certaines familles, la tradition se perpétué de père en fils. Tel est le cas de quelques membres de la famille Khlas a Hammam-Lif, à laquelle se sont intéressés plusieurs reporters tunisiens et étrangers.
« Parmi nous, les vrais amateurs d’oiseaux, il y en avaient qui pleuraient la mort d’un oiseau de race », me dit Ahmed Boukraa ancien grand amateur qui regrette de ne plus pouvoir être aussi disponible qu’avant pour élever les oiseaux.
L’ancienne image du grand amateur d’oiseaux est souvent associée à tort ou à raison à celle du consommateur de hachich (tekrouri) dont la consommation était libre avant l’indépendance. Les chants de l’oiseau exaltent le plaisir du drogue.
Le grand amateur de oiseaux est un amateur de kif (non seulement au sens marocain de drogue, mais au sens général de plaisir), il y a en effet tout un rite à respecter.
Si Ahmed, grand amateur d’oiseaux évoque certains souvenirs : « Nous sortions en groupe avec nos oiseaux, nous prenions avec nous la halwa chemia, des fruits secs et des bouquets de jasmin et nous allions sur la colline de Sidi Ali Hattab où nous passions toute la journée à écouter les chants de nos oiseaux et à jouir de la nature ».
Les oiseaux ont des voix inégales et c’est ainsi que se déroule spontanément des concours de chant. « C’est à qui fera taire les oiseaux des autres », dit Si Ahmed : un bon oiseau a du souffle et ne commet pas d’erreur dans les séquences qu’il chante »,
Un tel oiseau fait la fierté de son maître qui se voit ainsi proposer des sommes fabuleuses pour la vente de son passereau. Mais un bon maître ne vend jamais son oiseau.
Un art de vivre.
Plus on parle aux amateurs d’oiseaux, plus on se rend compte que leur nombre n’est pas ouvert au premier venu. Il s’agit d’une initiation à un des plaisirs de la vie. En effet, comment peut-on qualifier autrement ce code qui s’instaure entre l’oiseau et son maître.
Ceux qui comme Am Othman parlent aux oiseaux en Tunisie se comptent sur le bout des doigts. Leur nombre ne fait que décroitre et leur art disparait en partie avec la disparition de chacun d’eux.
Les grands amateurs arrivent à mémoriser les différentes séquences des oiseaux de valeur (torka et warwara). Ils peuvent aussi se rendre compte des fausses notes que peut commettre un oiseau, et intervenir au moment voulu pour ordonner silence à l’oiseau, qui évitera la fois suivante de récidiver.
Certaines espèces d’oiseaux peuvent se prêter à un dressage et apprendre sur d’autres oiseaux de valeur, une belle séquence. Le Moknine (pinson tunisien), semble avoir une aptitude particulière pour le dressage. « Il est intelligent et apprend bien ». il peut aussi bien apprendre les séquences d’un canari de valeur, celle d’un menyar ou celle d’un vieux pinson (un cheref).
Un dressage commence dès le très bas âge. Le jeune oiseau est mis dans une cage dans une pièce sombre ou bien dans une cage voilée, juste à proximité d’un vieux oiseau qui est placé en pleine lumière.
Le jeune passe de six mois à une année à écouter les séquences du vieux. Quand le jeune oiseau, après quelques mois de dressage commence à chanter son maitre doit contrôler à chaque fois, s’il chante juste. Il doit intervenir avec une petite baguette ou en haussant la voix pour faire taire l’oiseau dés que celui-ci chante faux.
Un répertoire limité
Chaque vieux oiseau de valeur a un répertoire limité de séquences. Certains ont une séquence qui leur est propre. Souvent quand un oiseau meurt sans avoir laissé de « disciple » la torka (séquence sonore) disparait avec lui. Certains amateurs gardent enregistrées les séquences d’oiseaux de valeur qui sont morts. Ils s’en servent pour le dressage d’autres oiseaux. Dans ce cas le magnétophone joue le rôle de « cheref ».
« nous sommes encore quelques uns à savoir encore apprécier le monde des oiseaux » disent les grands amateurs que nous avons rencontrés.
Cependant il ne semble pas qu’il y ait de vrais vendeurs ou vrais éleveurs professionnels d’oiseaux. Certains amateurs font du petit élevage, mais n’en font pas une activité principale.
« Et pourtant affirme Am Othman il y a quelques années, j’ai pu faire vivre ma famille en faisant de l’exportation d’oiseaux et aujourd’hui je peux faire vivre une famille en montant un petit atelier pour fabriquer des cages. La demande existe, mais il me manque les moyens…et puis je suis vieux…Un jeune s’il n’a pas une famille nombreuse, peut gagner sa vie en fabricant des cages ».
Derrière ces remarques de Am Othman, se profilent les problèmes économiques qui se posent à l’élevage et à la commercialisation des oiseaux.
Comment expliquer d’un côté la présence d’une demande importante (chez les jeunes surtout) d’oiseaux et de cages et l’absence d’un autre côté des structures nécessaires de production et de commercialisation. ?
A cette question les amateurs d’élevage d’oiseaux et de fabrication des cages répondent : « il nous manque un capital pour faire démarrer un petit élevage ou un atelier pour la fabrication de cages. Il faut rouvrir la porte à l’exportation, autoriser les gens à vendre occasionnellement leurs produits sans tracasseries ».
Un vieil amateur se dit découragé par les tracasseries que subissent les petits vendeurs auxquels la municipalité reproche de ne pas avoir d’autorisation pour vendre une vingtaine d’oiseaux par saison ?
Ces réactions de la part des amateurs vendeurs d’oiseaux posent un certain nombre de questions. Alors que le circuit officiel de distribution et de production des oiseaux est inexistant, comment expliquer les tracasseries qu’encourent les petits vendeurs les dimanches sur la place du marché de Tunis ? Pour tout vendeur il faut une autorisation municipale permanente ou saisonnière, telle est la réponse officielle.
Mais n’est-il pas possible d’aménager une place libre au centre ville où les citoyens pourront s’adonner légalement à des opérations commerciales de petite importance et s’acquitter sur place lors de la vente, d’une petite redevance municipale.
Ces ventes saisonnières, qui d’ailleurs se font de particulier à particulier, permettent de pallier les carences du circuit commercial officiel, incapable dans l’état actuel des choses de répondre aux besoins et d’encourager les amateurs à s’adonner à un petit élevage.
« Une industrie » mal-portante.
Du développement de l’élevage à la commercialisation d’oiseaux dépend celui de la fabrication des cages. Exception faite des cages de Sidi Bou Said mondialement connue, la fabrication de cages économiques ne se porte pas bien en Tunisie.
Certains petits menuisiers font des cages en nombre très réduit, mais n’en font jamais une activité principale. Des amateurs construisent une commande pour des amis ou pour des relations.
« Il y a soixante ans déjà, je fabriquais des cages, dit Am Othman fièrement. Il m’arrive aujourd’hui de retrouver des cages que j’ai fabriquées moi-même. Je reconnais mon travail. Souvent je les rachète et les raccommode pour les garder en souvenir… »
Il y a différents types de cages. Celles qui sont fabriquées en bois ordinaire et celles qui sont construites en bois de qualité, généralement une cage est faite en bois ordinaire et le grillage en fil de fer. Mais pour certains oiseaux il faut des cages spéciales.
Le menyar par exemple, qu’Ali Bouguerra Amin des tabala (tombourineurs), qualifie d’oiseaux du paradis, exige une cage spéciale sans fil de fer, et sans clous.
En captivité, le Menyar se cogne la tête contre le grillage de fil de fer et se blesse. Il lui faut un grillage en roseau. Am Othman qui est aussi amateur de chasse, utilise pour le grillage des cages du Menyar, les longues épines du porc-épic. La cage du Menyar doit être aussi plus allongée que les autres cages.
Tous ces menus soins a l’intention de cet oiseau des rois qui dit-on chante nuit et jour s’expliquent par la grande valeur que leur reconnaissent les experts, un bon menyar peut valoir de 150 à 200 DT.
Comme toute production, la fabrication des cages rencontre des difficultés d’approvisionnement en matière première.
Le fil de fer qui sert pour le grillage et les clous fins ne sont pas toujours disponibles sur le marché national, Il s’ajoute à cela les prix élevés de ces produits, ce qui fait augmenter le prix des cages les plus économiques. Ainsi une cage très moyenne peut valoir de deux dinars à deux dinars cinq cent millimes.
L’élevage d’oiseaux et la chasse en grande quantité peut déboucher sur l’exportation. En effet certains tunisiens ont eu pour une courte période jusqu’à 1972, comme métier celui d’exportateurs d’oiseaux (vers l’Italie, malte et la France), mais il semble qu’une mesure d’interdiction de l’exportation ait été prise pour la protection de la faune.
De larges possibilités peuvent s’ouvrir a un secteur qui tout en permettant de procurer du travail a certaines personnes, est aussi de nature à encourager la production d’oiseaux et à aider par-là à conserver le patrimoine de la faune nationale.
Nous pensons qu’un certain nombre d’amateurs éleveurs d’oiseux ou fabricants de cages, peuvent s’ils sont assistés, devenir de petits producteurs.
Les autorités publiques peuvent dans le cadre des programmes de promotion rurale, aider un certain nombre de jeunes éleveurs qui n’ont pas d’autres activités à augmenter leur élevage.
Cela est d’autant plus réalisable que ces amateurs possèdent la technique de l’élevage et sont au courant des soins nécessaires aux bêtes.
Le centre de recherches vétérinaires, plus couramment connu sous le nom « hôpital des animaux » de la Rabta est techniquement en mesure d’apporter toute l’aide sanitaire et nutritionnelle nécessaire. Tout en reconnaissant que le secteur leur échappe jusqu’ici parce qu’il n’y a pas de demande provenant de citoyens sur les oiseaux, les vétérinaires de ce centre se déclarent prêts à fournir une aide gratuite sous forme de conseils nutritionnels et de contrôles médicaux à n’importe que éleveur qui en ferait la demande.
Cette aide que peut procurer la Rabta est ignorée dans le milieu des rares professionnels d’oiseaux à Tunis. Un vendeur d’oiseau se plaint de l’irrégularité de l’arrivage de produits nutritionnels de l’étranger. « J’habitue mes oiseaux à une certaine nourriture, mais une fois mes provisions épuisées, je me trouve obligé de ne leur donner que des graines et ils dépérissent ainsi très vite ».
Les vétérinaires de la Rabta ne sont pas de cet avis. Ils affirment que les produits de base pour toute nourriture équilibrée existent sur le marché. Ils sont en mesure d’équilibrer toute carence alimentaire avec un mélange de sels minéraux et de vitamines.
Ils sont même disposés à fournir aux éleveurs des fiches techniques sur les mélanges à réaliser pour obtenir une nutrition équilibrée. JM.
Note: en relisant ce reportage en 2021, pour l’archiver dans ce blog je me rends compte avec satisfaction de l’essor connu quelques années plus tard par cette activité à mi-chemin entre l’amateurisme et le professionnalisme. L’animation de la section animalière du marché Moncef Bey le Dimanche en est la grande manifestation.