Mehdi Jendoubi
Le Maghreb Samedi 16 Mai 1981, N: 6, p: 27.
Sur leur bulletin de paye les salariés se sont rendus compte que leur
mandat avait été diminué d’un dinar ou plus en fonction de leur du montant de
la paye. Pour le commun des Tunisiens, cette baisse ne pouvait s’expliquer
autrement. En fait si la baisse observée était réelle, la caisse pour femmes divorcées
n’était qu’une invention crée par la rumeur.
En effet l’Assemblée Nationale a été saisie au cours du mois de Février d’une
modification du code du statut personnel (qui régit les relations du couple),
visant à garantir selon les milieux officiels, un foyer et une vie digne à la
femme après la rupture du mariage.
Avant d’être adoptée par le parlement, cette modification a été discutée
par la presse et au cours d’un débat organisé à la télévision, on a pu entendre
que l’idée d’une caisse de compensation pour les femmes divorcées, pourrait être
retenue.
Ces modifications qui ont semblé hâtives et précèdés de débats assez
courts, ont « angoissé » les Tunisiens dont l’orgueil a été
sensiblement touché par cette question un peu floue de foyer à abandonner au
profit de la femme divorcée, car était en réalité la perception qu’avaient les
Tunisiens, des modifications qui ont touché le code du statut personnel institué
à l’aube de l’indépendance en 1956.
Cette rumeur est loin d’être la seule à se propager en Tunisie, ou dans le
monde, mais elle présente un intérêt particulier dans la mesure où elle permet
d’observer de manière assez explicite, comment nait une rumeur.
Dans le présent cas un certain nombre de facteurs se sont conjugués :
1) Une décision politique (la modification du code du statut personnel),
face à laquelle le refus n’a pas pu s’extérioriser.
2) Une erreur administrative de taille : les salariés n’ont pas été informés
que la taxe intitulée Contribution Personnelle d’Etat (CPE) a été augmentée, ce
qui explique la diminution observée à partir du mois de Février (date de mise
en application de cette augmentation). La responsabilité de cette erreur
revient aussi bien à l’administration qu’aux medias.
3) Une situation de malaise et de tension générale dans le pays. Tout le
monde s’accorde à qualifier cette période de difficile et de délicate.
C’est de l’entrechoc de ces données que va naitre, comme nait l’étincelle
du frottement de deux pierres de silex, une rumeur, qui avant d’être démentie,
aura eu le temps d’entretenir une tension sérieuse. A tel point que plusieurs grévistes
de la Société Nationale des Transports expliqueront le 2 Mars, que la grève
qu’ils ont déclenchée au cours de cette journée était une protestation contre
le prélèvement d’une taxe au profit des divorcées, fiche paye a l’appui.
Certains d’entre eux ne parlent même pas d’une revendication bien connue des
ouvriers de cette société : la révision du statut du personnel de la SNT
dans l’optique d’une revalorisation des salaires.
Pour beaucoup de Tunisiens, la rumeur est une information gênante qui ne
peut pas emprunter les canaux de communication officiels. Qui oserait dire à la
radio ou dans les quotidiens nationaux, que tel ministre doit quitter le
gouvernement dans quelques semaines ou quelques jours, qu’il y a eu un mort
dans telle ville à la suite d’affrontements entre grévistes et forces de
l’ordre, ou que quelques dizaines de millions ont disparu des caisses d’une
institution financière résultat de l’indélicatesse ou de l’incurie d’un notable
quelconque proche du pouvoir ou dans le pouvoir ?
D’abord il faudrait vérifier l’information, et puis même si elle était vérifiée
tout simplement ignorée par les medias. La rumeur, elle par contre, se charge
de ces informations non vérifiées ou invérifiables et qui peuvent nuire
gravement à la carrière du journaliste qui veut s’y intéresser.
La rumeur ignore le code de la presse et ne se soucie guère des scrupules
des professionnels de l’information.
L’expérience a parfois montré qu’une rumeur n’est pas plus fausse qu’une information officielle. Bien au contraire, affirment certains : la plupart des rumeurs sont vraies. D’importants changements politiques ont été annonces par la rumeur, et les medias officiels n’ont fait que confirmer et préciser ce que l’homme de la rue connaissait déjà.
Comme tout message, la rumeur a un producteur, un contenu et une audience.
Elle peut être lancée par les sphères les plus officielles pour tester les réactions
du peuple avec la proclamation d’une décision importante (ballon d’essai). Elle
peut émaner d’un clan déterminé au sein même du pouvoir ou d’un groupe de
pression qui veut discréditer telle personne ou saboter un programme.
La rumeur est aussi l’arme privilégiée des forces sociales et politiques
qui n’ont pas accès à la parole à travers les medias (groupes plus ou moins
organises, mécontents de tous bords…)
Ces émetteurs multiples de la rumeur sont plus ou moins actifs selon la
conjoncture socio-politique. Dans les moments de crise qui se caractérisent par
une attente et un besoin d’informations plus intense de la part du public, les
rumeurs se développent à un rythme accélère. Un peu comme les journaux qui
augmentent leur pagination ou les radios qui augmentent le temps d’antenne
consacre à leurs journaux parlés.
Les rumeurs sont loin d’être homogènes, elles s’entrecroisent, s’opposent.
Elles jouent souvent le rôle d’armes symboliques de lutte idéologique, quand
cette lutte ne peut pas emprunter les canaux classiques de la communication
(journaux, radios, télévision, réunions publiques, livres, affiches murales…).
Gênante, la rumeur l’est pour les pouvoirs établis qui voudraient que tout
passe par les canaux qu’ils contrôlent.
Fascinante, la rumeur l’est par certaines de ses formulations dans la
mesure où elle adopte souvent une imagerie populaire naïve et belle qui n’a pas
droit de cité dans les medias qui se respectent.
Comme les proverbes et les blagues populaires, la rumeur est une revanche
de la société globale qui, en développant ses canaux autonomes de
communication, est en mesure de contrebalancer les réseaux d’information
officiels.