Kapitalis :21 Février 2022
Mehdi Jendoubi
Universitaire.
jendoubimehdi@yahoo.fr
Après presque soixante ans de
pouvoir personnel fort, avec des passages de quasi-dictature, la Tunisie au
lendemain de la révolution du 17 Décembre 2010/14 Janvier 2011, voulut se doter
de la plus parfaite des démocraties. Les pères fondateurs constitués d’une
alliance très originale entre grands militants post indépendance, qui ont tenu
la dragée haute à Bourguiba, le fondateur de la Tunisie indépendante et à son
successeur le General président Ben Ali, et des juristes de haut niveau dotés
d’une double formation universitaire à Tunis et à l’étranger, n’ont pas rongé
leurs freins. Auraient-ils pêchés par trop d’orgueil ?
Aux concepts les plus classiques et
les plus basiques du fonctionnement de l’Etat, ont été surajoutés dans un
esprit de perfectionnisme démocratique, qui s’avèrera irréaliste et sans
implantation historique locale suffisante, des concepts tirés des références de
sciences politiques les plus actuelles inspirés d’une multitude d’expériences
de «transitions democratiques », et les plus exigeants en termes d’équilibre
et de contrôle des pouvoirs, de participation citoyenne, de droits sociaux et économiques.
Une avalanche d’institutions constitutionnelles et démocratiques ont été conçues
dans un montage d’une admirable complexité. Bref, tout le haut de gamme démocratico-institutionnel.
Il fallait définitivement fermer la
porte à toute régression et à tout risque de « retour de la
dictature ». Tout détenteur de l’autorité publique se trouvait devant un
champ miné d’institutions garde-fou et ainsi la Tunisie arrivait à élire des autorités
très démocratiques, mais une fois sorties victorieuses des urnes elles étaient
presque impuissantes à gouverner.
Rédigées avec une mentalité
d’opposants échaudés de leur expérience avec les excès du pouvoir personnel,
ils s’empêtreront une fois démocratiquement élus gouvernants, dans les filets
des nouvelles lois de l’Etat qui nous donneront des gouvernants bien élus maisimpuissants à agir.
Et d’élection démocratique en élection
démocratique les citoyens désespérés voyaient ainsi leurs dirigeants s’enliser
dans la bonne parole démultipliée en feu
d’artifice, par la libération médiatique et se casser les dents dans l’action
de développement. Nettoyer les rues et faire respecter la circulation reste dix
ans après la révolution un acte de bravoure étatique jamais atteint.
Un appareil institutionnel trop beau sur papier, mais impuissant sur leterrain politico historique tunisien. Impuissant, mais gros consommateur de
ressources, dans un pays où des milliers
d’enfants des écoles rurales font des kilomètres pour aller à pied à leur école
et boivent de l’eau de citernes rouillées, par défaut de raccordement en eau
potable.
Imaginez qu’il fallait 40
dignitaires de très haut niveau docteurs en droit et honorables juges, pour
chapeauter le Conseil Supérieur de la
Magistrature, garantir « l’indépendance de la justice » et administrer
quelques centaines de juges, sans compter la petite bureaucratie de service, et
bien sûr en plus du ministère de la justice.
« tardhil » (rabaissement) mot clé pour comprendre le 25 Juillet
Quand le président Kais Saied a tiré
un trait final à cette expérience, le soir d’une journée de mini émeute sur
tout le territoire national qui a vu des milliers de jeunes déferler dans les
rues sans aucun appel lancé par les partis en présence, il a été salué par une
nuit folle de youyous et klaxons de victoire, comme si la Tunisie avait remporté
une coupe. Le système 2014 année de proclamation de la constitution, avait déjàperdu la plus importante des batailles : celle des esprits et des cœursdes citoyens, disons d’une masse importante de citoyens pour relativiser.
Rien ne résume mieux l’état de déconfiture
du système institutionnel de 2014, que le terme mille fois repris des mois avant
le « coup » du président Saied, un peu par tout le monde du président
de l’Assemblée M. Rached Ghannouchi aux commentateurs politiques, aux citoyens,
que le mot arabe de « tardhil » (rabaissement) du parlement par le
comportement folklorique et irresponsable
de ses propres membres, et de la politique de manière plus générale. Et bien
sûr, les gentlemen de tous bords et ils n’en manquent pas, payent l’arrogance
de leurs collègues malgré eux, car l’opinion populaire aime ou rejette d’un
bloc, sans nuances.
Le terme fallacieux de « classe
politique » lancé dans les medias après la révolution et repris sans cesse
par nous tous, dans un jugement injuste de flagrante paresse intellectuelle
généralisée, pour lancer un doigt accusateur mettant toutes les personnalités
publiques qu’elle soient au pouvoir ou non dans le même sac, Dure réalité de
toute personnalité publique.
Chemin rêveur compliqué et couteux
Au tout début en 2011, suite à des débats
passionnants et à des luttes politiques où le
rapport des forces passe des coulisses à la rue qui a eu le dernier mot une
seconde fois après le 17 Décembre 2010, la Tunisie choisit le chemin démocratique le
plus rêveur sûrement, mais aussi le plus difficile.
La constitution de 1959 qui a permis
les dérives autoritaires de l’ancien régime devait être entièrement réécrite
par une Assemblée constituante qu’il fallait élire. Plus encore la majorité des
constituants optent pour la fameuse « feuille blanche الصفحة البيضاء » et alors qu’ils devaient offrir à la Tunisie sa nouvelle
constitution en une année comme cela a été convenu dans une entente publique,
écrite et signée par onze partis, ils rallongent leur mandat qui prendra 3 ans.
Souveraineté constitutionnelle exige, mais quel manquement à la parole donnée ǃ
Ça sera chèrement payé. Entre temps nos constituants ont dû fonctionner de fait en assemblée nationale : designer un chef
de gouvernement et contrôler les ministres. Fiers de la confiance du peuple qui
a récompensé les militants anti-Ben Ali les plus téméraires, comment renoncer à
gouverner?
Une des options non retenue, était
de laisser le gouvernement de consensus dirigé par M.Beji Kaied Essebssi, et
issu des « compromis de coulisses », continuer à administrer le pays
comme il l’a si bien fait des mois auparavant, pour gérer les urgences et
consacrer les activités de la Constituante à la
rédaction de la constitution le plus rapidement possible.
Toujours dans cet élan citoyen électrifié
par la révolution on décida d’étendre le droit de vote aux militaires et à la
police qui dans leur majorité n’en voulaient pas et la très faible proportion
de participation de ce corps aux différentes élections organisées en Tunisie en
sont l’évidente preuve. Cette extension des droits a compliqué le calendrier
dans la mesure où ils devaient élire avant leurs compatriotes pour pouvoir
assurer la sécurité du scrutin. Dans beaucoup de pays « très
démocratiques », les militaires et la police, des professionnels en armes
restent, « politiquement muets », au service de tous, de toute
autorité légitime, de l’Etat. Mais nous Tunisiens nous raffolons de gadgets
démocratiques, le haut de gamme ou rien du tout.
En termes de genre, presque tous les
pays comme le nôtre ont accordé aux femmes le droit de vote. D’autres pour
renforcer l’accès des femmes à la politique et contourner les obstacles sociaux
ont introduit des quotas exigés de femmes sur les listes électorales. En
Tunisie on rafle la mise. La loi électorale votée en Mai 2014 imposera la
parité. Toute liste devra comporter autant de femmes que de camarades hommes.
Belle idée, elle témoigne toujours de ces rêves devenus possibles avec la
révolution.
Je ne m’attarderai pas aux
techniques de calcul des votes issus d’une réelle volonté inclusive et
citoyenne, d’une complexité désarmante, et aux débats techniques qui ont animé
nos juristes et nos militants/responsables chaque fois qu’il s’agira de rédiger
ou de modifier la loi électorale tout le long de la décennie démocratique. L’option
qui l’a remportée a été «la règle de la proportionnelle en tenant compte de la
plus forte moyenne », qui permettra aux « petites listes » d’obtenir
quelques sièges à l’Assemblée.
Toujours cette pensée politique,
généreuse et inclusive avec toujours ce souci constant de fermer la porte à tout retour d’un acteur, « dominant et écrasant ». Cela
aura les conséquences que nous savons sur « l’effritement » de la Représentation
Nationale. Ainsi, vous serez élu démocratiquement, mais vous serez incapable de
gouverner. Dans quel « enfer politique » nous jetteront, ces bonnes
intentions démocratiques ǃ.
La mesure dont l’impact financier
sur la trésorerie publique est incontestable, est l’extension sans aucune urgence apparente,
du droit de vote aux Tunisiens résidents à l’étranger.
Double dépense dans une première étape pour organiser les élections et dans une
deuxième pour payer les 17 députés de la communauté tunisienne et couvrir leurs
va et vient pour assister aux travaux de l’Assemblée. Nul doute de la valeur
symbolique de cette extension du droit de vote, mais l’argent dépensé en
devises fortes, aurait été bien plus « démocratique » et utile s’il
avait été consacré aux activités culturelles des enfants de tunisiens résidents
à l’étranger ou dans des programmes sociaux au service de cette communauté.
La guéguerre des institutions constitutionnelles
Cette ferveur et ce souci de
perfection démocratique doublés d’une « gourmandise » de pouvoir
caractérisera la suite et constituera une culture de base de presque tous les
acteurs politiques et institutionnels, importants et se reproduira des années
durant, chaque fois qu’il y aura débat et décision, et Dieu sait s’il y en eut,
pour créer un organe, rédiger ses textes, fixer ses prérogatives et le doter
des moyens et ressources nécessaires à sa mission.
La chronologie des années 2010 est
riche en évènements relatifs à ces combats pour plus de démocratie, plus
d’institutions garde-fou, plus de prérogatives pour chacune des institutions, plus
« d’indépendance » et plus de moyens pour garantir cette indépendance
tant réclamée, devenue presque une fin en soi pour chaque organe, avec une
flagrante absence de vue d’ensemble.
Chaque machine institutionnelle était
presque conçue comme un acquis démocratique et une œuvre en soi défendue
âprement par ses promoteurs, et plus tard par ceux qui seront démocratiquement et
« âprement »élus (que de votes, de conciliabules, de retards faute de
consensus), ou désignés par qui de droit.
Plus encore, l’indépendance institutionnelle était comprise comme presque
totale. Indépendance fonctionnelle, cela va de soi, mais aussi indépendance financière comme
garantie de l’indépendance fonctionnelle (l’argent n’est-il pas le nerf de la
guerre ǃ), et de surplus une indépendance de la logistique et du logis, car
chacun aura son immeuble.
Qui facturera les dépenses de ce
train de vie de l’appareil démocratique et de l’armée des bureaucrates de la
démocratie, dans un pays qui a presque doublé sa dette en dix ans. Il faudra
écrire un jour l’histoire financière de cette démocratie de pays pauvre, conçue
avec une mentalité de pays pétrolier.
Par une interprétation large des
lois qui restent parfois vagues ou silencieuses sur certains aspects, et par une
compréhension expansive de leurs attributions et champs d’application, les élus
à la tête de nos institutions démocratiques, croyant bien faire en bâtisseurs
de la démocratie en marche et en réparateurs invétères des erreurs politiques
cumulées de l’ancien régime, et excités par un appétit sans limite de pouvoir de toute nature et
d’action, chercheront systématiquement à étendre au maximum leurs prérogatives
et domaines d’intervention, en bonne conscience car les urgences démocratiques ne
manquaient pas.
C’est ainsi que L'Instance Vérité et
Dignité, chargée de la justice transitionnelle, se voit attribuer en 2013 par
la loi, l’épineux dossier de la réparation des préjudices subis par les
citoyens sous l’ancien régime. Fallait-il se limiter à la période Ben Ali ou
revenir à l’aube de l’indépendance en 1956 ?
Plus encore fallait-il se limiter
aux exactions en rapport avec les libertés et les droits de l’homme ou prendre
aussi en charge les dossiers des exactions financières, d’une grande complexité technique, qui exigent des
compétences de banques ou de bureaux d’études financiers. C’est l’option « généreuse »,
large mais combien lourde pour ceux qui auront à piloter ces dossiers, qui fut
prise par le législateur et confirmée par ceux qui interprèteront la loi et
tenteront de la mettre en pratique.
Multiplier les objectifs et les
charges et faire face après aux pesanteurs du réel et aux moyens qui manqueront
fatalement à nos ambitions les plus pures, et se transformer en champion des
« missions impossibles », devrait être un objet de méditation pour
nos militants les plus respectés propulsés par la révolution à la tête de
l’Etat et de ses appareils. Les bonnes intentions, sont insuffisantes en
politique.
Ce fut le même état d’esprit qui régna
lors de la rédaction de la loi créant en 2011, l’Instance Nationale de la Lutte
contre la Corruption et surtout en 2018 avec la loi sur la déclaration des
biens et des intérêts. Au lieu de se concentrer sur les hauts responsables de
l’Etat où les plus grands risques existent réellement vu l’ampleur de leurs
décisions, l’application de la loi amena des milliers de petits responsables et
même des journalistes et les membres des conseils d’administration d’une
quelconque association à déposer leur déclaration de patrimoine. Bien sûr la corruption peut toucher petits et grands, mais à trop vouloir
étendre les zones d’intervention on risque de ne rien faire, sous la masse des tâches
à accomplir. Pourquoi à titre d’exemple, ne pas limiter l’application de cette
loi aux associations qui gèrent des budgets conséquents ?
La révolution qui a amené une
explosion des associations témoignant d’une vitalité citoyenne et qui a
facilité les procédures de création d’une association, se trouve en
contradiction avec ses propres principes, car enquiquiner un comité directeur
d’une association de quartier par la paperasserie de la déclaration du
patrimoine dans un pays où les gens aiment bien cacher leur petit patrimoine (« essetr
الستر/ » ), aura un effet dissuasif
pour la partie la moins politisée et la plus apte à s’engager dans des activités
de volontariat à l’échelle locale.
Notre devise Nationale nous sauvera peut-être
La Tunisie s’est dotée d’une
démocratie, dernier cri qui a vu s’encombrer et s’entremêler des institutions
et des acteurs publics, tous très vigilants pour freiner les autres mais tous
réduits à l’impuissance publique. Mais c’est aussi une démocratie couteuse en
ressources nécessaires à entretenir les « fonctionnaires de la
démocratie », gardiens du temple. Il fallait faire comme les autres, les
« grandes démocraties », et en termes de copiage nous ne lésinons pas.
Mais les grandes démocraties qui nous ont servi de modèle ont-elles des enfants
qui boivent de l’eau moisie dans des citernes ?
Tel est l’état de notre démocratiefille du rêve et de la naïveté politique où les
calculs à court terme n’ont pas été absents, quand le président Kais Saied se décide
enfin à faire presque deux ans après son élection ce que n’a cessé de
conseiller et réclamer une bonne partie de ses propres détracteurs actuels, et
de multiples documents écrits et vidéos sont dans les archives et les mémoires
des citoyens. Certes il le fait dans son style messianique et solitaire qui n’a
cessé de surprendre et d’exaspérer, mais c’est ainsi que ceux qui gagnent
imposent aux autres les règles du jeu.
La Tunisie a testé les dérives du
pouvoir personnel sur six décennies, mais elle sait être reconnaissante des
acquis des bâtisseurs de l’Etat National avec peu de moyens au lendemain de
l’indépendance en 1956, elle a vécu le rêve révolutionnaire et l’impuissance démocratique
durant la décennie passée, que fera notre président de notre pays les prochains
mois et les prochaines années ?
Que feront les acteurs incontournables de la politique tunisienne, fruits d’une histoire politique que nul ne peut effacer ou ignorer comme l’a brillamment soutenu le journaliste et militant Omar Shabou, (destouriens, islamistes, nationalistes arabes, gauche politique et culturelle toujours minoritaire mais sans cesse créative et tenace, et la centrale syndicale UGTT), avec ce président élu au suffrage universel avec deux tiers des votants dont une partie de ses opposants actuels, a appelé à voter pour lui au deuxième tour en 2019, et qui a annoncé dès le départ cartes sur tables, une « nouvelle révolution dans la loi » ?
Serions-nous au départ d’une
nouvelle décennie ratée comme nous savons si bien le faire en Tunisie, même si
les bonnes intentions ne manquent pas ? Ou au contraire allons-nous enfin
marier rêve et réalité et construire un système politique moderne où la politique se corrigera de sa dérive verbale et de bien d’autres
maladies, et aura pour objectif notre devise nationale adoptée par la
constitution de 1959 et reprise et enrichie par celle de 2014 et que nul n’a
contestée. Brève mais combien significative et ambitieuse : « Liberté,
Dignité, Justice, Ordre ».
Quel programme passionnant,
consensuel et inclusif pour tous ǃ
Source:
Tunisie
: L'échec d’une démocratie qui se voulait trop parfaite - Kapitalis