كلما أدّبني الدّهر أراني نقص عقلي

و اذا ما زدت علما زادني علما بجهلي

الامام الشافعي


mardi 1 juillet 1986

Pour Une Meilleure Connaissance Entre Décideurs Economiques Et Journalistes

Mehdi JENDOUBI

Maître-Assistant à l’IPSI

Le thème des sources d’information peut être abordé sous des angles fort différents. Certains mettent en valeur la dimension éthique qui doit régir les relations entre les journalistes et leurs sources, d'autres posent le problème du secret utilisé souvent de manière abusive, d'autres encore insistent sur l'ignorance des journalistes qui sont accusés de ne pas être en mesure de suivre leurs sources sur certains points nécessitant une culture spécialisée.

Nous nous limiterons, au niveau de cette brève intervention ayant pour unique but d'introduire le débat sur le problème des sources, à évoquer un certain nombre de problèmes relatifs à la capacité des décideurs économiques de produire sur eux-mêmes de l'information et de l'orienter vers les médias et les journalistes, et à la capacité des medias à identifier les sources potentielles et d'assurer une couverture rationnelle de l'activité économique.

Les Journalistes, Un Relai Parmi D'autres

La circulation de l'information des décideurs économiques vers le public (Il faut plutôt penser à une pluralité de publics), peut emprunter plusieurs cheminements qui peuvent être systématisés en trois grandes catégories.

  1. L’information peut être communiquée directement au public par le décideur. Ou par l'unité de production (c'est le cas du ministre qui annonce lors d'un meeting de prochaines augmentations de salaires, ou de la ménagère qui découvre la hausse des prix en faisant ses courses).
  2. L'information peut être communiquée par le biais de relais spécialisés dans la dissémination de l'information (service de relations publiques, affiches, militants...)
  3. L'information peut dans une première étape partir des décideurs vers les journalistes, qui la réorientent dans une deuxième étape vers le grand public

Ces différents cheminements de l'information des décideurs vers le public montrent que les journalistes et les mass-médias ne sont pas seuls responsables de la dissémination de l'information dans la société.

II est bon d'avoir en tête cette remarque assez simple, mais lourde de conséquences quand vient le moment d'évaluer rationnellement les défaillances dans la circulation de l'information économique dans une société.

Notre intervention, ayant pour sujet les sources d'information des journalistes, nous limiterons donc notre réflexion à la dernière des catégories établies auparavant. Et nous ne nous intéresserons qu'au premier volet de cette catégorie à savoir l’acheminement de l’information des décideurs vers les journalistes.  Le deuxième volet, à savoir le traitement et la réémission vers le public n'est pas couvert par notre topo.

Capacité Des Décideurs A Informer Sur Eux-Mêmes

Production de l'information par les décideurs

Nous entendons par décideurs, l'ensemble des personnes et des institutions qui ont pour charge d'élaborer la politique économique du pays et de diriger les différentes unités de production dans les différents secteurs de l'économie nationale.

Ces décideurs produisent ou commandent la production d'une importante masse d'informations économiques, financières et techniques nécessaires à leur  propre travail. Cette capacité de produire de l'information économique de base, nécessaire au fonctionnement même des entreprises et des institutions est inégalement répartie selon les secteurs et les entreprises. Elle dépend du dynamisme du secteur concerné ou de l'entreprise, du nombre de cadres et bien d'autres facteurs.

A notre connaissance, rares sont les études disponibles qui peuvent nous éclairer sur les points forts et les points faibles de l'appareil de production de l'information nécessaire au travail de tous les acteurs économiques.

Nous savons certes, que les ministères disposent de directions des études comme les entreprises nationales, les banques et autres institutions.

Nous savons qu'un certain nombre de bureaux d'études existent et que des centaines de commissions et de sous-commissions fonctionnent nous sommes correctement informés du rôle qu'assure l'Institut National de la Statistique dans la production et la collecte de l'information chiffrée, mais beaucoup reste encore à faire au niveau du diagnostic des capacités potentielles et effectives de production de l'information des différentes institutions et unités de production tunisiennes.

Quand les journalistes parlent de sources d'information, ils ont tendance à penser à un stock disponible auquel ils ont ou n'ont pas droit d'accès. II faut dépasser cette vue assez simple et poser le problème de la capacité de ces sources elles-mêmes de disposer de l'information nécessaire à leur propre fonctionnement.

Mise en forme de l'information

Les décideurs ne peuvent pas, pour diverses raisons dont la plus importante est le secret nécessaire à la bonne marche des affaires, mettre à la disposition de la presse l'ensemble de l'information produite pour leur propre fonctionnement. La presse d'ailleurs ne peut pas être intéressée quantitativement et qualitativement par la totalité de cette production. Il faut donc dégager de l'ensemble de l'information produite la partie infime qui peut être réorientée vers la presse. C'est un premier travail de traitement qui peut être effectué partiellement par les journalistes, mais qui est de plus en plus effectué par les institutions et les unités productrices de l'information de base. C'est ainsi que de plus en plus des entreprises rédigent à partir des études techniques et autres qu'elles effectuent, des notes de synthèse destinées à mieux faciliter la circulation de l'information entre cadres de spécialités différentes, mais collaborant pour la réalisation d'un même projet. Ces notes de synthèse sont très appréciées par les journalistes. Il va sans dire qu'un tel traitement de l'information de base ne peut être réalisé que si l'entreprise ou l'institution concernée est consciente des retombées positives que peut avoir une bonne dissémination de l'information, et si elle dispose des cadres qui peuvent effectuer ce travail.

Capacité de toucher les médias

C'est le travail des journalistes de contacter les sources à la recherche de l’information, mais il est également de l'intérêt des décideurs économiques de ne pas se limiter à attendre les journalistes dans leurs bureaux ou au bout du fil. C’est de cette logique qu'est née une profession qui fait depuis quelques années ses premiers pas en Tunisie : les relations publiques.

Nous notons en Tunisie, de plus en plus, la tendance des décideurs à frapper de manière plus ou moins systématique et intelligente à la porte des média. Mais il faut reconnaître qu'en général, sauf pour certaines expériences pilotes, les décideurs sont généralement passifs.

Cette passivité peut se mesurer globalement au nombre limité des conférence de presse organisées par les différents décideurs, par l'inutilisation des communiqués de presse lors d'évènements importants marquant la vie de l'entreprise, par le nombre réduit de visites guidées organisées à l'intention des journalistes, par le non envoi de dossiers de presse avant un évènement important pour permettre aux journalistes de se préparer à la couverture et rédiger des avant-papiers, ainsi que par un tas d'autres lacunes.

La capacité des décideurs de toucher les média ne peut s'accroitre que si ces derniers sont réellement convaincus des retombées positives qu'ils peuvent tirer pour eux-mêmes et pour leur entreprise de cette opération. Une fois convaincus de l'utilité de cette opération, ils doivent être initiés aux contraintes spécifiques des média. Combien d'informations intéressantes sur la Tunisie ne peuvent être diffusées par le service économique de l'Agence TAP, pour la simple raison que ni confirmation ni démenti ne peuvent être obtenus auprès de certains responsables dans différents départements et différentes entreprises (informations à charge politique mises à part)!

Capacité Des Media Et Des journalistes A Couvrir L'actualité Economique

Nombre réduit des journalistes

Le nombre de journalistes professionnels en Tunisie est globalement peu élevé et atteint un peu plus de 400 personnes, pour la radio et la télévision, l'agence nationale TAP, les cinq quotidiens et les hebdomadaires. Seule une partie de cette population est directement concernée par la collecte et le traitement de l'information économique.

Sur 405 journalistes touchés par une enquête effectuée par le Centre Africain de Perfectionnement des journalistes et des Communicateurs (ministère de l'Information, Tunisie)  106 journalistes répondent collaborer "toujours" ou souvent" à la rubrique économique de leur journal ou organisme.

 

 

Rubrique économique

toujours

souvent

assez souvent

rarement

jamais

total

51

 

55

53

91

154

405

Source: Ridha Boukraa, Les journalistes Tunisiens et le recyclage, Revue Tunisienne de communication, RTC N: 7, Janvier-Juin 1985, pp: 35-69. (Information extraite du tableau N:3 de la page 58).

 

 

C'est donc sur une centaine de journalistes uniquement que repose pratiquement tout le travail de collecte, de traitement et de diffusion de l'information économique, produite quotidiennement par des centaines d'unités de production employant des milliers de cadres de différentes spécialités. IL y a là une nette disproportion entre l'ampleur de la tâche et les ressources humaines dont disposent les média, ce qui peut expliquer du moins partiellement les lacunes de la presse.

Le niveau scientifique des journalistes

Le traitement de l'information économique, comme toute information spécialisée, exige un niveau de compétence qui fait souvent défaut dans la profession pour plusieurs raisons.

1) Le nombre de diplômés en sciences économiques est très réduit parmi les journalistes. D'autres secteurs sont matériellement et socialement plus attrayants. Sans aller jusqu'à dire que seuls les diplômés en sciences économiques ont le droit d'écrire sur l'économie, il faut reconnaître que la complexité de certaines questions économiques et financières ne peut être convenablement assimilée que par des personnes ayant un background solide en sciences économiques.

2) Le nombre réduit de diplômés en sciences économiques est d'autant plus ressenti, que la pratique de la spécialisation n'est pas toujours acceptée dans les organismes de presse en Tunisie. En effet on peut concevoir que certains journalistes qui suivent régulièrement l'actualité économique, qui lisent systématiquement les différents rapports sur la politique économique du pays, qui fréquentent les experts et qui font un effort d'auto-formation peuvent acquérir au bout de quelques années de travail studieux une culture économique d'une certaine valeur. Certains journalistes tunisiens ont déjà effectué cet itinéraire, mais beaucoup en sont privés, vu la polyvalence que leur impose l'organisation de la rédaction qui repose sur les généralistes.

 

Faiblesse des ressources matérielles mises à la disposition des rédactions

La collecte et le traitement de l'information sont des opérations intellectuelles qu'il n'est plus possible d'effectuer avec la plume et le papier blanc. Il y a une logistique nécessaire à toute rédaction et à tout journaliste.

Cette logistique combine des ressources telles que le téléphone, les moyens de locomotion, les frais de déplacement loin du siège de la rédaction, les unités de documentation, etc... Ces moyens existent dans les différentes rédactions en Tunisie, mais leur mobilisation au service des journalistes dans leur tâche de collecte de l'information, fait souvent défaut aussi bien quantitativement que qualitativement. Le soldat le plus courageux ne peut pas remporter une victoire quand la logistique est défaillante.

Selon une conception dominante chez les principaux animateurs des salles de rédaction tunisiennes (rédacteurs en chef, chefs de services et secrétaires de rédaction), tous les faits et gestes des ministres et des hauts responsables de l'Etat (discours, inaugurations, audiences, etc...) sont des faits d'actualité dont la couverture s'impose.

Pour réaliser cet objectif qui peut paraître comme relativement simple, aux non-professionnels, les rédactions et en particulier l'agence Tunis Afrique Presse (TAP) sont obligés de mobiliser une bonne partie, des ressources humaines en journalistes dont elles disposent.

Ainsi avec des ressources humaines globalement réduites et dont une partie  est mobilisée pour les discours et les déplacements des ministres, il ne reste qu'un effectif réduit pour l'accomplissement des autres tâches de collecte et de traitement. C'est ainsi que les réalisations concrètes de la société tunisienne et même les plus positives dont l'Etat pourrait tirer profit pour sa propagande, tels que la construction de barrages, lancement d'entreprises, etc..., passent en second lieu.

Il y a là un problème de grande importance qui est loin de pouvoir être traité au niveau des rédactions, et devrait être I 'objet de discussions entre les journalistes, les rédacteurs en chef et les plus hauts responsables de l'Etat. Nous sommes à ce niveau à la limite du discours du spécialiste, et intervention du politique ne peut être évitée.

 

CONCLUSION

Une meilleure circulation de l'information économique des décideurs vers les journalistes est tributaire d'une double exigence: la capacité des sources elles-mêmes à produire sur eux même de l'information à canaliser une partie de cette information vers les journalistes; et la capacité des média et des journalistes à identifier les sources et à assurer une couverture rationnelle de l'activité économique.

Notre connaissance du problème des sources d'informations économiques reste, malgré un certain nombre de travaux actuellement disponibles, très insuffisante et à caractère spéculatif. Il est urgent de sensibiliser les responsables et les chercheurs pour la mise en chantier d'une série d’études et d'enquêtes en vue de mieux cerner et analyser notre appareil de production et de circulation de l'information.


BIBLIOGRAPHIE

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Baudouin Prot, L'INFORMATION ECONOMIQUE ET SOCIALE, La documentation française, Paris, 1979, 213 p.

Adel Chemli, INFORMATION ET ADMINISTRATION, mémoire de fin d'études supérieures, Institut de Presse, Tunis, 1981, 180 p.

Béchir Ouarda, LE JOURNALISTE PRODUCTEUR ET CONSOMMATEUR DE DOCUMENTATION, mémoire de fin d'études supérieures, Insti tut de Presse, 1984, 115 p.

Mohsen Aguir, LES SOURCES DU JOURNALISTE TUNISIEN, communication présentée lors du premier colloque maghrébin sur la documentation de presse, Tunis 11-14 Novembre 1985 (CDN), (en Arabe).

 

Source :

Pour Une Meilleure Connaissance Entre Décideurs Economiques Et Journalistes, Mehdi Jendoubi, Revue Tunisienne de Communication RTC, N: 10, Juillet-Décembre 1986, p : 83-89. 

Ce papier est à l’origine, une communication présentée dans le carde du colloque national sur l’information économique et le VII plan, organisée par le ministère de l’information à Tunis du 4-5 Avril 1986 au Centre Africain de Perfectionnement des Journalistes et des Communicateurs CAPJC.