Mehdi JENDOUBI
Maître-Assistant
à l’IPSI
Le thème des
sources d’information peut être abordé sous des angles fort différents.
Certains mettent en valeur la dimension éthique qui doit régir les relations
entre les journalistes et leurs sources, d'autres posent le problème du secret
utilisé souvent de manière abusive, d'autres encore insistent sur l'ignorance
des journalistes qui sont accusés de ne pas être en mesure de suivre leurs
sources sur certains points nécessitant une culture spécialisée.
Nous nous
limiterons, au niveau de cette brève intervention ayant pour unique but
d'introduire le débat sur le problème des sources, à évoquer un certain nombre
de problèmes relatifs à la capacité des décideurs économiques de produire sur
eux-mêmes de l'information et de l'orienter vers les médias et les
journalistes, et à la capacité des medias à identifier les sources potentielles
et d'assurer une couverture rationnelle de l'activité économique.
Les Journalistes, Un Relai Parmi D'autres
La circulation de
l'information des décideurs économiques vers le public (Il faut plutôt penser à
une pluralité de publics), peut emprunter plusieurs cheminements qui peuvent
être systématisés en trois grandes catégories.
- L’information peut être communiquée directement au public par le décideur. Ou par l'unité de production (c'est le cas du ministre qui annonce lors d'un meeting de prochaines augmentations de salaires, ou de la ménagère qui découvre la hausse des prix en faisant ses courses).
- L'information peut être communiquée par le biais de relais spécialisés dans la dissémination de l'information (service de relations publiques, affiches, militants...)
- L'information peut dans une première étape partir des décideurs vers les journalistes, qui la réorientent dans une deuxième étape vers le grand public
Ces différents cheminements de l'information des décideurs vers le public montrent que les journalistes et les mass-médias ne sont pas seuls responsables de la dissémination de l'information dans la société.
II est bon d'avoir en tête cette remarque
assez simple, mais lourde de conséquences quand vient le moment d'évaluer
rationnellement les défaillances dans la circulation de l'information
économique dans une société.
Notre
intervention, ayant pour sujet les sources d'information des journalistes, nous
limiterons donc notre réflexion à la dernière des catégories établies auparavant.
Et nous ne nous intéresserons qu'au premier volet de cette catégorie à savoir
l’acheminement de l’information des décideurs vers les journalistes. Le deuxième volet, à savoir le traitement et
la réémission vers le public n'est pas couvert par notre topo.
Capacité Des Décideurs A Informer Sur Eux-Mêmes
Production de l'information par les décideurs
Nous entendons
par décideurs, l'ensemble des personnes et des institutions qui ont pour charge
d'élaborer la politique économique du pays et de diriger les différentes unités
de production dans les différents secteurs de l'économie nationale.
Ces décideurs produisent ou commandent la production d'une importante masse d'informations économiques, financières et techniques nécessaires à leur propre travail. Cette capacité de produire de l'information économique de base, nécessaire au fonctionnement même des entreprises et des institutions est inégalement répartie selon les secteurs et les entreprises. Elle dépend du dynamisme du secteur concerné ou de l'entreprise, du nombre de cadres et bien d'autres facteurs.
A notre
connaissance, rares sont les études disponibles qui peuvent nous éclairer sur
les points forts et les points faibles de l'appareil de production de l'information
nécessaire au travail de tous les acteurs économiques.
Nous savons
certes, que les ministères disposent de directions des études comme les
entreprises nationales, les banques et autres institutions.
Nous savons qu'un
certain nombre de bureaux d'études existent et que des centaines de commissions
et de sous-commissions fonctionnent nous sommes correctement informés du rôle
qu'assure l'Institut National de la Statistique dans la production et la
collecte de l'information chiffrée, mais beaucoup reste encore à faire au
niveau du diagnostic des capacités potentielles et effectives de production de
l'information des différentes institutions et unités de production tunisiennes.
Quand les
journalistes parlent de sources d'information, ils ont tendance à penser à un
stock disponible auquel ils ont ou n'ont pas droit d'accès. II faut dépasser
cette vue assez simple et poser le problème de la capacité de ces sources
elles-mêmes de disposer de l'information nécessaire à leur propre fonctionnement.
Mise en forme de l'information
Les décideurs ne
peuvent pas, pour diverses raisons dont la plus importante est le secret
nécessaire à la bonne marche des affaires, mettre à la disposition de la presse
l'ensemble de l'information produite pour leur propre fonctionnement. La presse
d'ailleurs ne peut pas être intéressée quantitativement et qualitativement par
la totalité de cette production. Il faut donc dégager de l'ensemble de
l'information produite la partie infime qui peut être réorientée vers la
presse. C'est un premier travail de traitement qui peut être effectué
partiellement par les journalistes, mais qui est de plus en plus effectué par
les institutions et les unités productrices de l'information de base. C'est
ainsi que de plus en plus des entreprises rédigent à partir des études
techniques et autres qu'elles effectuent, des notes de synthèse destinées à
mieux faciliter la circulation de l'information entre cadres de spécialités
différentes, mais collaborant pour la réalisation d'un même projet. Ces notes de
synthèse sont très appréciées par les journalistes. Il va sans dire qu'un tel
traitement de l'information de base ne peut être réalisé que si l'entreprise ou
l'institution concernée est consciente des retombées positives que peut avoir
une bonne dissémination de l'information, et si elle dispose des cadres qui
peuvent effectuer ce travail.
Capacité de toucher les médias
C'est le travail
des journalistes de contacter les sources à la recherche de l’information, mais
il est également de l'intérêt des décideurs économiques de ne pas se limiter à
attendre les journalistes dans leurs bureaux ou au bout du fil. C’est de cette
logique qu'est née une profession qui fait depuis quelques années ses premiers
pas en Tunisie : les relations publiques.
Nous notons en
Tunisie, de plus en plus, la tendance des décideurs à frapper de manière plus
ou moins systématique et intelligente à la porte des média. Mais il faut
reconnaître qu'en général, sauf pour certaines expériences pilotes, les
décideurs sont généralement passifs.
Cette passivité
peut se mesurer globalement au nombre limité des conférence de presse
organisées par les différents décideurs, par l'inutilisation des communiqués de
presse lors d'évènements importants marquant la vie de l'entreprise, par le
nombre réduit de visites guidées organisées à l'intention des journalistes, par
le non envoi de dossiers de presse avant un évènement important pour permettre
aux journalistes de se préparer à la couverture et rédiger des avant-papiers,
ainsi que par un tas d'autres lacunes.
La capacité des
décideurs de toucher les média ne peut s'accroitre que si ces derniers sont
réellement convaincus des retombées positives qu'ils peuvent tirer pour
eux-mêmes et pour leur entreprise de cette opération. Une fois convaincus de
l'utilité de cette opération, ils doivent être initiés aux contraintes
spécifiques des média. Combien d'informations intéressantes sur la Tunisie ne
peuvent être diffusées par le service économique de l'Agence TAP, pour la simple
raison que ni confirmation ni démenti ne peuvent être obtenus auprès de
certains responsables dans différents départements et différentes entreprises
(informations à charge politique mises à part)!
Capacité Des Media Et Des journalistes A Couvrir L'actualité Economique
Nombre réduit des journalistes
Le nombre de
journalistes professionnels en Tunisie est globalement peu élevé et atteint un
peu plus de 400 personnes, pour la radio et la télévision, l'agence nationale
TAP, les cinq quotidiens et les hebdomadaires. Seule une partie de cette
population est directement concernée par la collecte et le traitement de
l'information économique.
Sur 405
journalistes touchés par une enquête effectuée par le Centre Africain de
Perfectionnement des journalistes et des Communicateurs (ministère de l'Information,
Tunisie) 106 journalistes répondent
collaborer "toujours" ou souvent" à la rubrique économique de
leur journal ou organisme.
Rubrique économique |
toujours |
souvent |
assez souvent |
rarement |
jamais |
total |
51
|
55 |
53 |
91 |
154 |
405 |
|
Source: Ridha Boukraa, Les
journalistes Tunisiens et le recyclage, Revue Tunisienne de
communication, RTC N: 7, Janvier-Juin 1985, pp: 35-69. (Information extraite
du tableau N:3 de la page 58). |
C'est donc sur
une centaine de journalistes uniquement que repose pratiquement tout le travail
de collecte, de traitement et de diffusion de l'information économique,
produite quotidiennement par des centaines d'unités de production employant des
milliers de cadres de différentes spécialités. IL y a là une nette
disproportion entre l'ampleur de la tâche et les ressources humaines dont
disposent les média, ce qui peut expliquer du moins partiellement les lacunes
de la presse.
Le niveau scientifique des journalistes
Le traitement de
l'information économique, comme toute information spécialisée, exige un niveau
de compétence qui fait souvent défaut dans la profession pour plusieurs
raisons.
1) Le nombre de diplômés en sciences économiques est très réduit parmi les journalistes. D'autres secteurs sont matériellement et socialement plus attrayants. Sans aller jusqu'à dire que seuls les diplômés en sciences économiques ont le droit d'écrire sur l'économie, il faut reconnaître que la complexité de certaines questions économiques et financières ne peut être convenablement assimilée que par des personnes ayant un background solide en sciences économiques.
2) Le nombre
réduit de diplômés en sciences économiques est d'autant plus ressenti, que la
pratique de la spécialisation n'est pas toujours acceptée dans les organismes
de presse en Tunisie. En effet on peut concevoir que certains journalistes qui
suivent régulièrement l'actualité économique, qui lisent systématiquement les
différents rapports sur la politique économique du pays, qui fréquentent les
experts et qui font un effort d'auto-formation peuvent acquérir au bout de
quelques années de travail studieux une culture économique d'une certaine
valeur. Certains journalistes tunisiens ont déjà effectué cet itinéraire, mais
beaucoup en sont privés, vu la polyvalence que leur impose l'organisation de la
rédaction qui repose sur les généralistes.
Faiblesse des ressources matérielles mises à la disposition des rédactions
La collecte et le
traitement de l'information sont des opérations intellectuelles qu'il n'est
plus possible d'effectuer avec la plume et le papier blanc. Il y a une
logistique nécessaire à toute rédaction et à tout journaliste.
Cette logistique
combine des ressources telles que le téléphone, les moyens de locomotion, les
frais de déplacement loin du siège de la rédaction, les unités de
documentation, etc... Ces moyens existent dans les différentes rédactions en
Tunisie, mais leur mobilisation au service des journalistes dans leur tâche de
collecte de l'information, fait souvent défaut aussi bien quantitativement que
qualitativement. Le soldat le plus courageux ne peut pas remporter une victoire
quand la logistique est défaillante.
Selon une
conception dominante chez les principaux animateurs des salles de rédaction
tunisiennes (rédacteurs en chef, chefs de services et secrétaires de
rédaction), tous les faits et gestes des ministres et des hauts responsables de
l'Etat (discours, inaugurations, audiences, etc...) sont des faits d'actualité
dont la couverture s'impose.
Pour réaliser cet
objectif qui peut paraître comme relativement simple, aux non-professionnels,
les rédactions et en particulier l'agence Tunis Afrique Presse (TAP) sont
obligés de mobiliser une bonne partie, des ressources humaines en journalistes
dont elles disposent.
Ainsi avec des
ressources humaines globalement réduites et dont une partie est mobilisée pour les discours et les
déplacements des ministres, il ne reste qu'un effectif réduit pour l'accomplissement
des autres tâches de collecte et de traitement. C'est ainsi que les
réalisations concrètes de la société tunisienne et même les plus positives dont
l'Etat pourrait tirer profit pour sa propagande, tels que la construction de
barrages, lancement d'entreprises, etc..., passent en second lieu.
Il y a là un
problème de grande importance qui est loin de pouvoir être traité au niveau des
rédactions, et devrait être I 'objet de discussions entre les journalistes, les
rédacteurs en chef et les plus hauts responsables de l'Etat. Nous sommes à ce
niveau à la limite du discours du spécialiste, et intervention du politique ne
peut être évitée.
CONCLUSION
Une meilleure
circulation de l'information économique des décideurs vers les journalistes est
tributaire d'une double exigence: la capacité des sources elles-mêmes à produire
sur eux même de l'information à canaliser une partie de cette information vers
les journalistes; et la capacité des média et des journalistes à identifier les
sources et à assurer une couverture rationnelle de l'activité économique.
Notre
connaissance du problème des sources d'informations économiques reste, malgré
un certain nombre de travaux actuellement disponibles, très insuffisante et à
caractère spéculatif. Il est urgent de sensibiliser les responsables et les
chercheurs pour la mise en chantier d'une série d’études et d'enquêtes en vue
de mieux cerner et analyser notre appareil de production et de circulation de
l'information.
BIBLIOGRAPHIE
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Jean Bonville,
LEJOURNALISTE ET SA DOCUMENTATION, travaux et recherches du GRIC, Université
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Adel Chemli,
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Béchir Ouarda, LE
JOURNALISTE PRODUCTEUR ET CONSOMMATEUR DE DOCUMENTATION, mémoire de fin
d'études supérieures, Insti tut de Presse, 1984, 115 p.
Mohsen Aguir, LES
SOURCES DU JOURNALISTE TUNISIEN, communication présentée lors du premier
colloque maghrébin sur la documentation de presse, Tunis 11-14 Novembre 1985
(CDN), (en Arabe).
Source :
Pour Une
Meilleure Connaissance Entre Décideurs Economiques Et Journalistes, Mehdi
Jendoubi, Revue Tunisienne de Communication RTC, N: 10, Juillet-Décembre
1986, p : 83-89.
Ce papier est à l’origine, une communication présentée dans le carde du colloque national sur l’information économique et le VII plan, organisée par le ministère de l’information à Tunis du 4-5 Avril 1986 au Centre Africain de Perfectionnement des Journalistes et des Communicateurs CAPJC.