كلما أدّبني الدّهر أراني نقص عقلي

و اذا ما زدت علما زادني علما بجهلي

الامام الشافعي


jeudi 5 juillet 1979

COMMENT LES MILIEUX OFFICIELS ET OFFICIEUX PERCOIVENT-ILS LES DIFFICULTES DE LA PRESSE TUNISIENNE AU DEBUT DE LA DECENNIE 1970?

A différents moments les milieux officiels tunisiens se font l’écho dans des cercles réduits, dans des publications ou en public, des difficultés de la presse tunisienne. La faiblesse de l’audience de la presse tunisienne en général et de certains journaux en particulier a permis de poser le problème du contenu de cette presse et de ses moyens aussi bien humains que matériels.

A la critique externe, celle de personnes qui ne se considèrent pas comme partie prenante du système politique actuel et qui pensent qu’ à l’origine des difficultés de la presse tunisienne, il y a son inféodation totale au parti et au gouvernement ; la critique interne répond en s’attaquant à un aspect déterminé (les journalistes, la rédaction, etc…), mais se refuse à accepter l’idée d’un lien quelconque entre le système politique tunisien et les difficultés de la presse.

LES JOURNALISTES.

Les journalistes sont généralement accusés de « manquer d’imagination » et de « faire preuve de paresse ». Si le niveau redactionnel est jugé faible, ce sont eux aussi qui en portent la responsabilité. M.Hedi NOUIRA insiste sur la relation qui existe entre le niveau de l’ « informateur », dont la formation est jugée à ce jour « moyenne », et la « qualité de l’information ». Il pense que la presse du parti « gagnerait à se dégager de certaines contraintes, à acquérir plus de vigueur et une plus large audience ». Ces contraintes sont jugées artificielles. Elles n’existent que parce que le journaliste ne veut pas aller jusqu’au bout de ce que le système lui permet. C’est sa propre autocensure qui l’étouffe et donne son aspect routinier à la presse tunisienne. On avance aussi souvent l’idée d’une sous-utilisation des moyens humains disponibles. Dans une enquête publiée dans DIALOGUE (2), hebdomadaire du PSD, nous relevons ceci :

« Que se passe-t-il à l’heure actuelle dans certains journaux ? Nombre de journalistes qui ont a plusieurs occasions fait leurs preuves souffrent de sous-emploi et même d’inaction. Leur rendement est très faible. Certains d’entre eux n’hésitent pas à affirmer à qui veut les entendre, qu’ils sont obligés de se tourner les pouces, dans une profession ou l’on se plait à dire, qu’on meurt jeunes par surcroit d'énergie:  « on se fonctionnarise, on se bureaucratise, et on s’enlise dans la routine et les banalités », nous a confié un ancien étudiant de science politique travaillant dans un grand quotidien ».

Il se développe ainsi en ce qui concerne les journalistes, deux idées apparemment contradictoires : la « médiocrité  générale » qui atteint le corps professionnel (« Notre profession, m’a dit un brillant confrère, doit cesser d’être un panier à médiocrités »)(1 ), et la sous-utilisation des capacités humaines de la profession.

Ces explications ne se limitent pas à analyser les difficultés de la presse par certains problèmes qui se posent au corps professionnel, négligent de voir la relation qui existe entre les insuffisances de ce corps et le système global dans lequel  évolue la presse tunisienne.

Si une partie de la profession souffre d’une certaine atonie, c’est que les conditions dans lesquelles évolue cette profession, ne favorise pas une grande énergie.

« la médiocrité » et la sous-utilisation des capacités existantes, ne permet pas de favoriser une intense activité du personnel, de drainer vers lui les meilleurs éléments que peut fournir la société et de retenir les éléments les plus dynamiques.

La presse tunisienne se trouve dans une situation telle, qu’elle est incapable de bénéficier au maximum aussi bien des capacités humaines de son personnel que de celles que peut dégager la société tunisienne.

L’AUDIENCE

Parmi les problèmes les plus importants qui se posent à la presse tunisienne, on évoque celui de sa faible diffusion. Dans les milieux officiels on hésite à évoquer la différence qui existe entre la diffusion de la presse du parti et celle non contrôlée directement par le parti.

A ce sujet plusieurs explications que nous qualifierons de classiques sont avancées. On les retrouve généralement à chaque fois que l’on parle de la presse dans les pays du Tiers Monde. On parle ainsi du taux élevé d’analphabétisme, de l’absence de tradition de lecture, de la faiblesse du niveau de revenu par tête d’habitant, de la concurrence des moyens audio-visuels, etc… Sans sous-estimer l’importance de ces facteurs, nous pensons qu’ils sont insuffisants pour expliquer la faible audience de la presse quotidienne en Tunisie. Deux expériences récentes méritent d’être étudiées parce qu’elles semblent prouver qu’il existe un public potentiel de lecteurs qui peut être touché par un nouveau type de journalisme.

La première est celle du journal ECH-CHAAB (Le peuple), organe de la centrale syndicale UGTT, qui a connu une large diffusion durant la période ont commencé à se manifester les prémisses d’autonomie de la centrale syndicale jusqu'à l’aboutissement de la crise en Janvier 1978. Il n’est malheureusement  pas possible d’évaluer l’audience de cet hebdomadaire puisqu’il a été ignoré par l’enquête de l’INS que nous évoquons dans notre développement sur l’audience de la presse tunisienne.

Il nous est difficile de donner une date précise sur l’avènement dans le journal ECH-CHAAB, de ce nouveau type de journalisme, dans le mesure où le journal entretenait de manière diffuse un style syndicaliste et populiste qui petit à petit commence à hausser le ton pour donner naissance à des polémiques avec les autorités publiques et à des enquêtes ou reportages mettant en cause différents aspects sociaux : enrichissement spectaculaire de certaines fractions sociales, crise des logements, hausse des prix…

La deuxième expérience, est celle de l’hebdomadaire ER-RAI (l’opinion), lance à Tunis à la fin de l’année 1977 par le mouvement des démocrates sociaux (mouvement qui n’a pas encore d’existence légale). Selon ce mouvement, ER-RAI aurait une diffusion de 55000 exemplaires. Si l’on applique le critère que propose M.MASMOUDI (2)  pour la mesure de l’audience en Tunisie, nous obtenons pour ER-RAI une audience cinq fois plus grande que sa diffusion, soit 275000 lecteurs. Cela est bien au-dessus de l’évaluation globale des lecteurs de la presse que nous fournissent les deux études que nous mentionnons dans notre développement sur l’audience de la presse tunisienne (évaluation faite pour la première période de parution du journal ER-RAI).

LE CONTENU

Le contenu de la presse est généralement jugé faible et sans intérêt pour le lecteur. La critique la plus élaborée sur ce sujet a été formulée par le Conseil Supérieur de l’information(3), relève que :

« Les nouvelles reproduites sont la plupart du temps des informations courantes communiquées par les agences aux journaux sans que ceux-ci fassent un effort pour les rechercher. Il ne faudrait cependant pas perdre de vue que parallèlement aux activités des organismes officiels, il existe une collectivité nationale qui mène une vie active et variée dont les aspects méritent d’être reflétés par la presse ».

On reconnait que la presse nationale se limite à rendre compte des activités des instances et des personnalités officielles, et porte peu d’intérêt à la société tunisienne (« collectivité nationale »), la presse par cette attitude accentue le fossé qui existe entre ce qu’on peut appeler la société officielle et la société réelle. Nous entendons par société officielle toute la hiérarchie d’institutions et d’hommes aux différents niveaux de l’appareil politique et administratif de l’Etat et du parti ; et par société réelle, la vie quotidienne des Tunisiens des différents groupes socio-professionnels.

L’attention privilégiée qu’accorde la presse à la société officielle l’amène à accorder aux moindres faits et gestes des personnalités politiques du régime, une importance en disproportion avec l’intérêt que représente cette information, qui peut être considérée à la limite comme purement protocolaire pour les lecteurs.

Souvent ce sont des critères d’ordre purement hiérarchique qui dictent l’importance à accorder une action déterminée. L’importance de l’évènement est souvent considérée comme proportionnelle à la position hiérarchique des acteurs de l’évènement. Si cela peut être justifié à certains moments, il n’empêche qu’il arrive souvent des cas où des personnalités politiques secondaires (dans l’ordre hiérarchique) peuvent participer à des évènements qui présentent un intérêt bien plus important que ceux auxquels participent des personnalités politiques dont la position hiérarchique est plus élevée.

Mobilisée presque automatiquement en fonction du critère hiérarchique la presse tunisienne se condamne à n’être que le reflet de l’image que veut bien donner de lui-même le système politique tunisien et ne peut pas être le témoin de la vie quotidienne de la société tunisienne, des difficultés et des ajustements nécessaires à la rencontre entre le système politique officiel et la société réelle.

LA RUMEUR

La Rumeur n’acquiert son importance sociale que parce que les canaux traditionnels de la presse tunisienne ne permettent pas de fournir à la société (ou à certaines fractions de la société) les réponses dont elle a besoin à des moments déterminés de son histoire.

Il est fréquent en Tunisie de voir se développer un certain nombre de rumeurs avant le déroulement de certains changements politiques. Un certain nombre de rumeurs se révèlent fausses et ne débouchent pas sur des actions concrètes. Mais une proportion se concrétise partiellement ou entièrement après une période plus ou moins longue, depuis la naissance de cette rumeur.

M.Hedi NOUIRA a parlé à plusieurs reprises des rumeurs qu’il considère comme une tare à combattre. Il fait appel aux journalistes lors de son discours de clôture de la troisième session du Conseil Supérieur de l’Information, pour qu’ils combattent les « rumeurs tendancieuses »(4).

La rumeur, avec les proportions qu’elle prend en Tunisie à certains moments difficiles de la vie de la société est autant le signe que la conséquence du malaise social et de l’incapacité des canaux officiels à établir des liens crédibles entre la société et le système politique.

Brossant le tableau des insuffisances des « canaux actuels » de l’information en Tunisie, Mohsen Toumi  écrit : (4)

« Tout le monde est perdant dans l’affaire. Les journalistes tunisiens souffrent moralement de la suspicion dont ils sont l’objet. L’importance des journaux étrangers et de leur influence énorme sur l’opinion publique, fausse la vie politique et crée une aliénation supplémentaire : le complexe vis-à-vis de l’article publié au Caire ou à Paris. Au niveau du plus grand nombre enfin, le bruit qui court remplace le communiqué officiel. C’est là un terrain psychologique propice à toutes les aventures, même les plus néfastes ».

 

 

 

EXTRAIT :

Thèse de doctorat de 3eme cycle en sciences de l’information de Mehdi Jendoubi : L’INFORMATION SUR L’ECONOMIE NATIONALE DANS LES QUOTIDIENS TUNISIENS DURANT LA PERIODE DU IV EME PLAN DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET SOCIAL, Université Paris 2, 1979, (pp : 42-48).

 

 

NOTES :

    

(1) Hammadi (B.H), La presse tunisienne le vrai problème, DIALOGUE, Tunis, No 132, 2 Mai 1977.


(2) M.MASMOUDI propose de multiplier par cinq la diffusion d’un journal en vue de connaitre son audience. Un journal, estime-t-il est lu par cinq personnes en Tunisie.

(3) Conseil Supérieur de l’Information, Recommandations et Résolutions,
1ère session du 4 au 30 Juin 1975, Secrétariat d’Etat à l’Information, Tunis (P : 17).

(4) TOUMI (Mohsen), La Tunisie pouvoirs et luttes, Le sycomore, Paris, 1978, P :102.

Propositions de lectures: