A différents moments les milieux officiels tunisiens se font l’écho dans des cercles réduits, dans des publications ou en public, des difficultés de la presse tunisienne. La faiblesse de l’audience de la presse tunisienne en général et de certains journaux en particulier a permis de poser le problème du contenu de cette presse et de ses moyens aussi bien humains que matériels.
A la
critique externe, celle de personnes qui ne se considèrent pas comme partie
prenante du système politique actuel et qui pensent qu’ à l’origine des difficultés
de la presse tunisienne, il y a son inféodation totale au parti et au
gouvernement ; la critique interne répond en s’attaquant à un aspect déterminé
(les journalistes, la rédaction, etc…), mais se refuse à accepter l’idée d’un
lien quelconque entre le système politique tunisien et les difficultés de la
presse.
LES JOURNALISTES.
Les
journalistes sont généralement accusés de « manquer d’imagination »
et de « faire preuve de paresse ». Si le niveau redactionnel est jugé
faible, ce sont eux aussi qui en portent la responsabilité. M.Hedi NOUIRA insiste
sur la relation qui existe entre le niveau de
l’ « informateur », dont la formation est jugée à ce jour
« moyenne », et la « qualité de l’information ». Il pense
que la presse du parti « gagnerait à se dégager de certaines
contraintes, à acquérir plus de vigueur et une plus large audience ».
Ces contraintes sont jugées artificielles. Elles n’existent que parce que le
journaliste ne veut pas aller jusqu’au bout de ce que le système lui permet.
C’est sa propre autocensure qui l’étouffe et donne son aspect routinier à la
presse tunisienne. On avance aussi souvent l’idée d’une sous-utilisation des
moyens humains disponibles. Dans une enquête publiée dans DIALOGUE (2),
hebdomadaire du PSD, nous relevons ceci :
« Que se passe-t-il à l’heure actuelle dans
certains journaux ? Nombre de journalistes qui ont a plusieurs occasions
fait leurs preuves souffrent de sous-emploi et même d’inaction. Leur rendement
est très faible. Certains d’entre eux n’hésitent pas à affirmer à qui veut les
entendre, qu’ils sont obligés de se tourner les pouces, dans une profession ou
l’on se plait à dire, qu’on meurt jeunes par surcroit d'énergie: « on se fonctionnarise, on se
bureaucratise, et on s’enlise dans la routine et les banalités », nous a confié
un ancien étudiant de science politique travaillant dans un grand
quotidien ».
Il se développe
ainsi en ce qui concerne les journalistes, deux idées apparemment
contradictoires : la « médiocrité générale » qui atteint
le corps professionnel (« Notre profession, m’a dit un brillant confrère,
doit cesser d’être un panier à médiocrités »)(1 ), et la
sous-utilisation des capacités humaines de la profession.
Ces
explications ne se limitent pas à analyser les difficultés de la presse par
certains problèmes qui se posent au corps professionnel, négligent de voir la
relation qui existe entre les insuffisances de ce corps et le système global
dans lequel évolue la presse tunisienne.
Si une
partie de la profession souffre d’une certaine atonie, c’est que les conditions
dans lesquelles évolue cette profession, ne favorise pas une grande énergie.
« la médiocrité »
et la sous-utilisation des capacités existantes, ne permet pas de favoriser une
intense activité du personnel, de drainer vers lui les meilleurs éléments que
peut fournir la société et de retenir les éléments les plus dynamiques.
La presse
tunisienne se trouve dans une situation telle, qu’elle est incapable de bénéficier
au maximum aussi bien des capacités humaines de son personnel que de celles que
peut dégager la société tunisienne.
L’AUDIENCE
Parmi les problèmes
les plus importants qui se posent à la presse tunisienne, on évoque celui de sa
faible diffusion. Dans les milieux officiels on hésite à évoquer la différence
qui existe entre la diffusion de la presse du parti et celle non contrôlée
directement par le parti.
A ce sujet
plusieurs explications que nous qualifierons de classiques sont avancées. On
les retrouve généralement à chaque fois que l’on parle de la presse dans les
pays du Tiers Monde. On parle ainsi du taux élevé d’analphabétisme, de
l’absence de tradition de lecture, de la faiblesse du niveau de revenu par tête
d’habitant, de la concurrence des moyens audio-visuels, etc… Sans sous-estimer
l’importance de ces facteurs, nous pensons qu’ils sont insuffisants pour
expliquer la faible audience de la presse quotidienne en Tunisie. Deux expériences
récentes méritent d’être étudiées parce qu’elles semblent prouver qu’il existe
un public potentiel de lecteurs qui peut être touché par un nouveau type de
journalisme.
La première
est celle du journal ECH-CHAAB (Le peuple), organe de la centrale syndicale
UGTT, qui a connu une large diffusion durant la période où ont commencé à se manifester les prémisses
d’autonomie de la centrale syndicale jusqu'à l’aboutissement de la crise en Janvier
1978. Il n’est malheureusement pas
possible d’évaluer l’audience de cet hebdomadaire puisqu’il a été ignoré par l’enquête
de l’INS que nous évoquons dans notre développement sur l’audience de la presse
tunisienne.
Il nous est
difficile de donner une date précise sur l’avènement dans le journal ECH-CHAAB,
de ce nouveau type de journalisme, dans le mesure où le journal
entretenait de manière diffuse un style syndicaliste et populiste qui petit à
petit commence à hausser le ton pour donner naissance à des polémiques avec les autorités publiques et à des enquêtes ou reportages mettant en
cause différents aspects sociaux : enrichissement spectaculaire de
certaines fractions sociales, crise des logements, hausse des prix…
La deuxième expérience,
est celle de l’hebdomadaire ER-RAI (l’opinion), lance à Tunis à la fin de l’année
1977 par le mouvement des démocrates sociaux (mouvement qui n’a pas encore
d’existence légale). Selon ce mouvement, ER-RAI aurait une diffusion de 55000
exemplaires. Si l’on applique le critère que propose M.MASMOUDI (2) pour la mesure de l’audience en Tunisie, nous
obtenons pour ER-RAI une audience cinq fois plus grande que sa diffusion, soit
275000 lecteurs. Cela est bien au-dessus de l’évaluation globale des lecteurs
de la presse que nous fournissent les deux études que nous mentionnons dans
notre développement sur l’audience de la presse tunisienne (évaluation faite
pour la première période de parution du journal ER-RAI).
LE CONTENU
Le contenu
de la presse est généralement jugé faible et sans intérêt pour le lecteur. La
critique la plus élaborée sur ce sujet a été formulée par le Conseil Supérieur
de l’information(3), relève que :
« Les nouvelles reproduites sont la plupart du
temps des informations courantes communiquées par les agences aux journaux sans
que ceux-ci fassent un effort pour les rechercher. Il ne faudrait cependant pas
perdre de vue que parallèlement aux activités des organismes officiels, il
existe une collectivité nationale qui mène une vie active et variée dont les aspects
méritent d’être reflétés par la presse ».
On reconnait
que la presse nationale se limite à rendre compte des activités des instances
et des personnalités officielles, et porte peu d’intérêt à la société
tunisienne (« collectivité nationale »), la presse par cette attitude
accentue le fossé qui existe entre ce qu’on peut appeler la société officielle
et la société réelle. Nous entendons par société officielle toute la hiérarchie
d’institutions et d’hommes aux différents niveaux de l’appareil politique et
administratif de l’Etat et du parti ; et par société réelle, la vie
quotidienne des Tunisiens des différents groupes socio-professionnels.
L’attention privilégiée
qu’accorde la presse à la société officielle l’amène à accorder aux moindres
faits et gestes des personnalités politiques du régime, une importance en
disproportion avec l’intérêt que représente cette information, qui peut être considérée
à la limite comme purement protocolaire pour les lecteurs.
Souvent ce
sont des critères d’ordre purement hiérarchique qui dictent l’importance à
accorder une action déterminée. L’importance de l’évènement est souvent considérée
comme proportionnelle à la position hiérarchique des acteurs de l’évènement. Si
cela peut être justifié à certains moments, il n’empêche qu’il arrive souvent
des cas où
des personnalités politiques secondaires (dans l’ordre hiérarchique) peuvent
participer à des évènements qui présentent un intérêt bien plus important que
ceux auxquels participent des personnalités politiques dont la position hiérarchique
est plus élevée.
Mobilisée
presque automatiquement en fonction du critère hiérarchique la presse
tunisienne se condamne à n’être que le reflet de l’image que veut bien donner
de lui-même le système politique tunisien et ne peut pas être le témoin de la
vie quotidienne de la société tunisienne, des difficultés et des ajustements nécessaires
à la rencontre entre le système politique officiel et la société réelle.
LA RUMEUR
La Rumeur n’acquiert
son importance sociale que parce que les canaux traditionnels de la presse
tunisienne ne permettent pas de fournir à la société (ou à certaines fractions de la société) les réponses
dont elle a besoin à des moments déterminés de son histoire.
Il est fréquent
en Tunisie de voir se développer un certain nombre de rumeurs avant le déroulement
de certains changements politiques. Un certain nombre de rumeurs se révèlent
fausses et ne débouchent pas sur des actions concrètes. Mais une proportion se concrétise
partiellement ou entièrement après une période plus ou moins longue, depuis la
naissance de cette rumeur.
M.Hedi
NOUIRA a parlé à plusieurs reprises des rumeurs qu’il considère comme une tare à
combattre. Il fait appel aux journalistes lors de son discours de clôture de la
troisième session du Conseil Supérieur de l’Information, pour qu’ils combattent
les « rumeurs tendancieuses »(4).
La rumeur,
avec les proportions qu’elle prend en Tunisie à certains moments difficiles de
la vie de la société est autant le signe que la conséquence du malaise social
et de l’incapacité des canaux officiels à établir des liens crédibles entre la société
et le système politique.
Brossant le
tableau des insuffisances des « canaux actuels » de l’information en
Tunisie, Mohsen Toumi écrit : (4)
« Tout le monde est perdant dans l’affaire. Les
journalistes tunisiens souffrent moralement de la suspicion dont ils sont
l’objet. L’importance des journaux étrangers et de leur influence énorme sur
l’opinion publique, fausse la vie politique et crée une aliénation supplémentaire :
le complexe vis-à-vis de l’article publié au Caire ou à Paris. Au niveau du
plus grand nombre enfin, le bruit qui court remplace le communiqué officiel.
C’est là un
terrain psychologique propice à toutes les aventures, même les plus néfastes ».
EXTRAIT :
Thèse de doctorat de 3eme cycle en
sciences de l’information de Mehdi Jendoubi : L’INFORMATION SUR L’ECONOMIE
NATIONALE DANS LES QUOTIDIENS TUNISIENS DURANT LA PERIODE DU IV EME PLAN DE
DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET SOCIAL, Université Paris 2, 1979, (pp : 42-48).
NOTES :
(1) Hammadi (B.H), La presse tunisienne le vrai
problème, DIALOGUE, Tunis, No 132, 2 Mai 1977.
(2) M.MASMOUDI propose de multiplier par cinq
la diffusion d’un journal en vue de connaitre son audience. Un journal,
estime-t-il est lu par cinq personnes en Tunisie.
(3) Conseil Supérieur de l’Information,
Recommandations et Résolutions,
1ère session du 4 au 30 Juin 1975, Secrétariat d’Etat à l’Information, Tunis
(P : 17).
(4) TOUMI (Mohsen), La Tunisie pouvoirs et
luttes, Le sycomore, Paris, 1978, P :102.
La fonction du discours critique dans les quotidiens tunisiens
CONCEPTIONS OFFICIELLES DE L'INFORMATION EN TUNISIE DURANT LA DECENNIE 1970.
STATUT DE LA CRITIQUE DE PRESSE AU DEBUT DE LA DECENNIE 1970