كلما أدّبني الدّهر أراني نقص عقلي

و اذا ما زدت علما زادني علما بجهلي

الامام الشافعي


lundi 4 janvier 1982

La fonction du discours critique dans les quotidiens tunisiens

La fonction du discours critique dans les quotidiens tunisiens, Mehdi Jendoubi, Revue Tunisienne de Communication RTC, N: 1 Janvier-Juin 1982, p : 67-72. 

La presse tunisienne assume un rôle fondamental de soutien à l’action de l’Etat. Cette constatation simple nous amène à poser la question suivante : Quelles sont les caractéristiques du discours produit par la presse tunisienne pour s’acquitter de cette tâche ?

Ce discours est la résultante d’une double exigence que doit affronter quotidiennement la presse tunisienne :

1)    D’un côté elle doit diffuser de manière abondante des messages de soutien qu’exige un système politique caractérisé par la prédominance de l’Etat dans la vie sociale et économique.

2)    D’un autre côté elle doit diffuser dans une proportion limitée des messages critiques pour s’assurer une certaine crédibilité, pour garantir aux journalistes (producteurs du discours) un minimum d’expression personnelle et pour pouvoir véhiculer les éléments critiques que veut faire passer de son propre gré l’autorité publique.

Les journaux tunisiens évitent généralement de véhiculer des informations susceptibles de remettre en cause le schéma de développement adopté par l’Etat, néanmoins ces journaux ne sont pas complètement fermés aux informations et aux problèmes socio-économiques nationaux et ceci pour les raisons suivantes :

a)     Ils doivent refléter les préoccupations de l’Etat qui veut quelquefois tenir la population au courant de certains problèmes majeurs auxquels le pays doit faire face.

b)    Tous les problèmes relatés par la presse n’ont pas la même intensité. Certaines appréciations critiques sont loin d’inquiéter les autorités publiques.

c)     Comme nous le verrons plus loin le « discours critique » véhiculé par la presse s’inscrit dans une stratégie globale de l’écriture de presse et y assume une fonction particulière.

Ce que nous appelons « discours critique », se réduit souvent dans la presse tunisienne à une ou deux phrases et ne se retrouve pas de manière régulière et abondante dans les articles que diffuse cette presse. Il nous arrive souvent de ne relever aucune marque de l’existence de ce type de discours dans un grand nombre d’articles.

DISCOURS DE PRESSE QUI REDUIT LES CITOYENS PRESENTS AU REUNIONS PUBLIQUES A DE SIMPLES FIGURANTS

L’effort pour le développement, les réussites économiques, la paix sociale, etc…, sont les thèmes les plus développés pour rendre compte de la situation économique, politique et sociale du pays. De ce flux d’informations positives on peut isoler les rares fragments critiques qui rompent avec le ton général, et qui évoquent les différents aspects des problèmes que peut rencontrer l’économie du pays. Ces problèmes peuvent être soit résolus au moment de l’émission du discours de presse, soit en voie de résolution ou d’aggravation (mauvaise gestion des entreprises, spéculation, chômage…).

La presse tunisienne se fait largement l’écho de réunions publiques considérées comme un cadre d’échanges entre gouvernants et gouvernés. Il est intéressant de voir comment les quotidiens tunisiens rendent compte de ces contacts qui peuvent être des moments particulièrement propices à l’expression d’un certain nombre de contradictions plus ou moins profondes.

Il est aisé de remarquer que dans ces comptes rendus il y a une grande disproportion entre ce qu’annonce le titre qui s’étend souvent sur plusieurs colonnes, et le contenu des articles. Les titres mettent souvent en évidence les échanges de vues entre responsables et citoyens. C’est ainsi que AS-SABAH  titre le 22 Mars 1975, sur cinq colonnes : « Dialogue de M.Hedi Nouira avec les cadres de Médenine ». Seul un petit paragraphe d’environ trente mots, nous informe sur les sujets évoqués par les cardes : « après les paroles de bienvenue du gouverneur, il s’est déroulé une discussion qui a permis à certains citoyens d’exprimer certains problèmes qui se rapportent essentiellement à l’agriculture, aux crédits, au logement, aux routes et à l’immobilier ».

Les problèmes sont repris dans la synthèse du discours du premier ministre qui présente une solution à chaque problème évoqué :

« Après avoir entendu les interventions des citoyens, M.Hedi Nouira a prononcé un discours au début duquel il a fait remarque que les problèmes immobiliers qui découlent des terres domaniales du gouvernorat sont en voie de solution…le premier ministre a déclaré qu’en ce qui concerne les prêts…il a fait remarquer que pour ce qui est du problème de l’habitat…il a fait remarquer que pour ce qui est de la part du gouvernement dans les investissements… ».

L’évocation des « problèmes »est particulièrement circonscrite et ne sert qu’à permettre de présenter la solution officielle.

Le journal se fait ainsi l’écho de la voix officielle qui a parlé aux citoyens au nom de l’Etat et ne reconstitue pas le dialogue qui a animé la réunion en question. Il se crée ainsi une contradiction sensible, entre d’une part la forme que veut donner le journal à son compte rendu comme étant le reflet d’un dialogue comme le suggère le titre, et le fond de l’article qui ne fait place qu’à une seule voix, la voix officielle.

Nous relevons dans la presse tunisienne des indices multiples sur le déroulement de nombreux dialogues entre citoyens et responsables dans le cadre de réunions publiques, de réunions au niveau de la base du Parti Socialiste destourien (PSD), ou au cours de tribunes libres organisées dans les maisons du peuple ou dans les lycées. Mais tout en évoquant les « débats » et les « discussions », la presse omet de développer les principaux points sur lesquels les interventions des participants ont porté.

Il arrive même que la presse rapporte des appels lancés par les responsables aux citoyens présents pour qu’ils prennent part aux discussions :

« A ce égard, il a exhorté (il s’agit d’un responsable) les adhérents à prendre part aux discussions pour faire connaitre leurs préoccupations, avancer leurs suggestions et formuler les critiques constructives propres à servir les intérêts de la région et l’intérêt général »LA PRESSE 20 Mars 1973.

UNE ECRITURE PRESSE QUI  REPRODUIT  LA HIERARCHIE OFFICIELLE

Les quotidiens tunisiens, tout en informant sur l’existence d’un dialogue entre responsables et citoyens, n’explicitent pas ce dialogue et ne retiennent pas les interventions des participants non pourvus de responsabilités officielles.

Il se dégage ainsi au niveau du discours de presse, une voix officielle à l’échelle nationale qui explique la politique du parti et du gouvernement, mais il ne se dessine pas en revanche de voix non officielle pouvant apporter la contradiction même partielle à la première pour permettre à la presse de rompre avec la monotonie de la parole officielle.

Cette manière de rendre compte des activités publiques, vide de leur contenu ces activités. C’est ainsi que la « tribune libre »se transforme au niveau du discours de presse en une simple tribune officielle. A la lecture des relations de presse, le public est loin d’être en mesure de reconstituer le débat qui a pu avoir lieu au cours de ces rencontres. La voix non officielle qui a pu s’exprimer en présence d’un nombre limité de citoyens qui assistent à ce genre de réunions, ne peut pas bénéficier d’une portée plus large, dans la mesure où la presse néglige de la rapporter. Ces voix multiples ne pouvant pas bénéficier du support de la presse pour parvenir à l’opinion publique, empruntent des canaux non institutionnels (la rumeur publique par exemple).

Le souci de refléter au niveau du discours de presse la hiérarchie politique, est également une préoccupation fondamentale de la presse tunisienne. Ce sont les instances supérieures dont on parle le plus et cela indépendamment de l’importance que peuvent avoir leurs actions ou leurs propos. Le traitement de l’information par la presse ne doit pas bouleverser la hiérarchie des personnes, concernées par la relation de presse.

La reconstitution au niveau de l’écriture de presse des différentes hiérarchies en présence et le traitement privilégié réservé au sommet, est de nature à minimiser la participation des citoyens (hors du système hiérarchique) et réduit à de simples figurants les responsables intermédiaires (essentiellement au niveau régional et local).

Cette manière de procéder à la couverture des activités publiques adoptée par les quotidiens qui ne font souvent que reprendre les dépêchesde l’agence Tunis Afrique Presse (TAP), prive les lecteurs des moments où la participation d’acteurs sociaux non officiels, peut être particulièrement intense.

DIMENSION TEMPORELLE

La présence de ce que nous appelons « discours critique » est généralement étroitement liée à la temporalité dans laquelle se situe le fragment de discours à charge négative. Les années 1970 a 1972 sont souvent présentées comme des années charnières au-delà desquelles la presse rejette ce qui est négatif. Une nette séparation temporelle est établie entre les « erreurs » du passé et les performances du présent.

Il faut signaler qu’en fait cette période voit se préciser une orientation politique nouvelle élaborée par M.Hedi Nouira Premier Ministre qui a conduit le gouvernement tunisien durant la décennie 1970/1979). Cette nouvelle orientation qui donne un caractère libéral à la politique économique de la Tunisie, met fin à l’expérience d’extension des coopératives agricoles et commerciales développées durant les années 1960.

Dans une enquête sur la pêche parue dans le journal LA PRESSE du 16 Juillet 1975, nous lisons :

« Jadis la pêche en Tunisie ne rapportant relativement rien en comparaison des immenses efforts déployés par les pêcheurs (…) Ces moyens assez rudimentaires, il faudrait l’avouer, en comparaison de ce qu’on est capable de solliciter à présent, obligeaient les pêcheurs à ne jamais trop s’éloigner des côtes. Le large poissonneux et riche était abandonné aux chalutiers italiens ultra-modernes qui venaient profiter des produits de nos mers (…) Depuis 1972 une action tendant à libéraliser ce secteur, à lui octroyer des subventions et des crédits, à remettre en état sa flotte, et à protéger nos côtes contre le pillage, a été entreprise ».

Dans ce fragment de discours de LA PRESSE, nous avons trois marques temporelles principales : « jadis »et « depuis 1972 » répétées deux fois. Jadis englobe une période qui remonte loin dans le passé et dont les méfaits n’ont commencé à être limités qu’à partir de 1972. Nous devons ainsi comprendre que l’action de l’Etat dans ce secteur était inexistante depuis l’indépendance jusqu'à 1972.

La marque temporelle « depuis 1972 », s’élève comme une barrière entre deux états complètement différents. Le premier caractérisé par l’absence de toute action positive, le second étant celui où l’effort gouvernemental est intervenu pour développer le secteur. L’année 1972 met un terme aux maux connus « jadis »par le secteur de la pêche.

Ce rôle de repoussoir que joue la période antérieure à 1970/72 peut s’étendre à une période passée plus ou moins délimitée. Ce passé peut englober aussi bien la période de l’indépendance antérieure à 1972, que la période coloniale ou même celle d’avant la colonisation.

STRATEGIE DU DISCOURS CRITIQUE

La présence de fragments de discours critique, à un moment donné de l’écrit journalistique, ne se traduit pas par une rupture avec le discours global développé par la presse (discours de soutien). Le cadre type dans lequel s’inscrit le fragment à charge critique peut être présenté schématiquement sous la forme suivante (exemple tiré du journal LA PRESSE du 15 Juillet 1975) :

a)     Cadre positif général (autosatisfaction) : « La conférence (périodique des gouverneurs tenue le 14 Juillet) a ensuite étudié la question du développement rural et des résultats positifs auxquels il a abouti et qui ont permis l’amélioration du niveau de vie dans les campagnes… »

b)    Enonciation de la négativité (discours critique) : «...A ce propos la conférence a examiné les difficultés matérielles et l’insuffisance des cadres compétents dont souffre encore le développement rural dans les différentes régions »

c)     Retour au discours positif (stopper la négativité) : « …A ce propos il a été décidé de renforcer les cellules de direction en les dotant des cadres compétents… »(évocation d’une suite de mesures prises pour remédier aux difficultés évoquées auparavant).

Ainsi dans une première étape on évoque une sorte d’autosatisfaction générale des résultats réalisés. Dans une deuxième étape on présente un élément critique nettement déterminé et dans une dernière étape on présente les mesures prises en vue de mettre un terme à cette négativité.

Cet encadrement du discours critique n’est pas toujours de règle. Le discours positif peut suivre immédiatement le fragment critique. Nous lisons dans AS-SABAH du 18 Mai 1975 :

« Il est à remarquer que 60% des travailleurs agricoles ont un emploi irrégulier et cela représente une grande faiblesse dans le secteur agricole. Le parti et le gouvernement sont conscients de cet état qu’ils s’efforcent de résoudre ».

L’élément porteur de la charge critique est immédiatement suivi d’un élément positif qui montre que face à ces difficultés, les autorités ne sont pas désarmées. Elles interviennent par des actions ponctuelles, par des projets ou bien par l’intérêt qu’elles accordent à la lutte contre les méfaits évoqués.

LE COURRIER DES LECTEURS

Dans une lettre adressée par un lecteur au journal AS-SABAH, nous relevons ce qui suit :

« Une fois informés de l’attention portée à leur village, les citoyens se sont empressés de verser une avance pour l’introduction de l’électricité dans un enthousiasme sans précédent, voulant ainsi se stabiliser dans la campagne et cultiver la terre conformément aux orientations du président Bourguiba. Mais il semble qu’à force d’attendre l’arrivée de l’électricité, leurs rêves se sont dissipés »AS-SABAH 26 Avril 1975.

Il s’agit d’un lecteur qui décrit la désillusion de son village auquel on a promis en vain l’électricité. Il est particulièrement significatif de voir l’utilisation qu’il fait des « orientations du président de la République ». Le village a pris conscience des vœux du président, mais ces vœux ne peuvent pas se réaliser puisqu’une société nationale (Société Tunisienne d’Electricité et de Gaz), fait attendre en vain le village et n’introduit pas l’électricité.

C’est cette même logique qui sous-tend la lettre suivante :

« Je quitte définitivement mon travail et mon pays en pleurant et en espérant trouver a l’étranger un travail qui me permette de payer au moins mon loyer. Je suis ainsi privé du plaisir de la vie en Tunisie qu’a créé Bourguiba et pour laquelle il s’est sacrifié afin de réprimer tous ceux qui veulent toucher à ses enfants et les jeter hors de chez eux ». AS-SABAH 26 Avril 1975.

Dans cette lettre un lecteur se plaint de la « cherté des loyers ce qui le poussé à émigrer ». Le « sacrifice de Bourguiba » est évoqué par le lecteur comme un signe de ralliement au régime. Ce signe précède le discours critique (la cherté de la vie comme cause de l’émigration des Tunisiens).

CONCLUSION

Dans la presse tunisienne la critique ne doit pas déboucher sur une remise en cause fondamentale des options et des pratiques de l’Etat. L’administration est souvent présentée comme consciente de ses propres maux. Elle agit efficacement pour lutter contre les insuffisances ou affirme la volonté d’agir dans les plus brefs délais.

La participation des agents socio-économiques à la vie publique ne peut être entrevue qu’en filigrane à travers le discours de la presse tunisienne. Si la presse parle des difficultés qu’affronte le pays, elle le fait de manière très lapidaire. Rares sont les développements qui exposent ces difficultés, analysent avec profondeur leurs causes et proposent les solutions envisagées par les différents agents socio-économiques concernés (seules les solutions et les analyses des agents officiels sont évoquées).

La présence du « discours critique » dans les quotidiens tunisiens, permet à l’Etat d’orienter les agents socio-économiques avec le plus de précision possible, vers les buts qu’il veut réaliser, en identifiant de manière plus ou moins explicite les difficultés à surmonter collectivement. Mais ce discours quand il est véhiculé par la presse peut se retourner contre l’Etat, premier responsable de la politique économique du pays, et servir d’arme politique efficace dans la mesure où c’est l’Etat lui-même qui est la source de ces informations critiques.

On peut parler en fait dans ce cas d’un défi lancé quotidiennement à la presse tunisienne, qui au gré de la conjoncture politique et économique a forge un discours de soutien essentiellement élogieux envers l’action de l’Etat, mais qui sait s’ouvrir, de manière fort timide à une critique plus ou moins élaborée (manque d’eau dans les zones rurales, manque d’électricité, retard dans la réalisation de certains projets, bureaucratie…).

Ces fragments de discours critique très réduits ne sont pas isolés. Ils s’inscrivent au contraire dans un projet global d’écriture de presse et y assument une fonction particulière dont nous avons tenté d’esquisser les grandes articulations.

Note : L’essentiel de ces réflexions est extrait de notre thèse intitulée : « L’information sur l’économie nationale dans les quotidiens tunisiens pendant le quatrième plan de développement 1973-1976 », soutenue en Juillet 1979 à l’université Paris 2 (Paris). Un exemplaire de cette thèse se trouve à la bibliothèque de l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information et un autre à la Bibliothèque Nationale, à Tunis.

Titre et sous-titre ont été rajoutés pour les besoins du blog.

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