La presse tunisienne se trouve constamment face à une double exigence : concilier l’unité du pouvoir avec la diversité sociale. Le pouvoir politique est unique (c’est le parti et l’Etat dont l’unité est personnalisée par HABIB BOURGUIBA et HEDI NOUIRA respectivement président du parti et Chef de l’Etat, et secrétaire général du parti et Premier Ministre).
Ce pouvoir se déclare le seul
habilité à poser en termes politiques son action et sa réflexion en Tunisie.
Fixant le cadre du dialogue entre citoyens et responsables M. Hedi Nouira précise :
« Au sein du parti et de ses organes ce cadre est formé par la base, donc les cellules d’une part et par les responsables à l’échelle nationale d’autre part. Au niveau de l’Etat, il n’y a lieu de considérer que le cadre constitutionnel. En dehors de ces cadres, aucun dialogue n’est possible. Il ne peut y avoir qu’écume ».
La diversité sociale que peut
exprimer la presse, ne peut pas déboucher sur une formulation politique qui
serait concurrentielle par rapport à celle du parti et de l’Etat. Elle ne peut
se situer que dans la logique du discours politique officiel. Et c’est pour
cette raison qu’elle ne peut qu’être réduite à ce que CAMAU appelle « les modalités
pratiques ».
La critique de ces « modalités
pratiques » ne peut en aucun cas toucher les centres de décisions
politiques, elle ne concerne que les organes d’exécution. Il se dégage ainsi
une marge d’expression laissée à la presse, qui se doit d’exploiter cette différence
de niveau entre la « décision »et « l’exécution » en vue de
canaliser les critiques des citoyens en leur fournissant ce que nous appelons
le « discours négatif » de la presse tunisienne.
C’est sous cet angle qu’il faut
comprendre les différentes déclarations officielles reconnaissant à la presse
une fonction critique. Ces différentes interventions officielles en faveur de
la critique, ne sont pas de simples déclarations de foi ou des concessions
faites aux journalistes. Bien au contraire, certains responsables tunisiens
sont conscients des bienfaits que peut avoir une critique modérée, pour une
presse partisane.
M.Habib BOURGUIBA, y voit un moyen
pour faire participer les citoyens à l’action de développement : (1)
« Je
ne vois pas d’inconvénient à ce que la critique soit pratiquée dans notre
journal ou dans un autre (…). Mais nous exigeons de la critique qu’elle soit
constructive. Nous réservons à cette critique un large accueil (…) Le peuple
entier aura aussi le sentiment de participer à cette œuvre de relèvement du
niveau intellectuel des citoyens qui est la condition de redressement national
(…) Mais ce que je ne tolèrerai pas, c’est qu’on entrave l’effort national sous
prétexte de liberté et de démocratie. Emettre des avis démagogiques c’est
compromettre l’œuvre à la quelle se consacre la nation et créer une atmosphère
de doutes et de récriminations».
M. Hedi NOUIRA, dans cet état d’esprit
déclare : (2)
« Que
si notre action comporte des points faibles, si certains problèmes n’ont pas bénéficié
de notre part d’une attention suffisante, nous ne considérons en aucune façon
que le fait de nous le rappeler constitue une manifestation d’hostilité à l’égard
du gouvernement, bien au contraire… ».
D’autres déclarations officielles du
même type laissent entrevoir le désir des responsables d’avoir une presse
partisane, qui s’adonne à une critique modérée, qui tout en permettant à la
presse une certaine vitalité, ne nuise pas au régime. Mais la limite entre la
critique acceptable par le régime et la critique « nuisible » est indéterminée.
Le seuil de l’acceptable et du non acceptable varie en fonction des difficultés
que rencontre le parti et le gouvernement, et la susceptibilité de certains
responsables directement touchés par la critique et la personnalité des
journalistes et leurs supérieurs. Ce grand nombre d’inconnues fait que rares
sont les journaux et les journalistes qui exploitent toute la marge
d’expression qui leur est officiellement reconnue.
Les dirigeants politiques tunisiens
se trouvent dans le domaine de la presse face à deux exigences qui semblent le
plus souvent contradictoires : Ils doivent s’assurer la fidélité de la
presse, productrice de messages de soutien qui permettent au parti et à l’Etat
d’être présents parmi la population, mais cette présence ne peut être acquise
qu’au prix d’une certaine crédibilité et d’une certaine vitalité de la presse,
qui ne peuvent exister que si les journaux jouissent d’une marge importante
d’autonomie d’expression.
Sans cette marge, la presse perd son
rayonnement auprès de la population et ne peut pas être d’une grande utilité
pour l’Etat et le régime qu’elle veut défendre. Mais cette marge d’autonomie
qui est vitale pour la presse peut être utilisée par des courants opposés à
l’Etat et au parti (ou tout simplement au groupe ou à la fraction qui est au
sommet de la hiérarchie), pour rendre compte d’un certain mécontentement et
faire pression sur certaines personnalités ou certaines actions du régime. La
presse se transforme ainsi en scène publique où se
formulent d’une manière plus ou moins élaborée, différents projets politiques
et sociaux.
Dans ces deux cas, le régime est ou
bien mis en marge puisqu’il ne peut pas compter sur une presse abandonnée de
son public, ou bien contesté sur son propre terrain puisqu’il n’est plus le
seul habilité à penser et à agir pour le pays, d’autres alternatives politiques
concurrentes font de lui une formation possible parmi d’autres.
Ces exigences contradictoires et ces
risques qu’entrevoient les officiels tunisiens les amènent à formuler un
discours particulièrement ambigu en ce qui concerne le statut de la critique
dans la presse nationale. Cette ambiguïté est nécessaire dans la mesure où le seuil de la critique tolérée ne peut pas être fixé de manière explicite par les officiels eux-mêmes. Il
semble que le plus important pour eux, est que les journalistes et les
responsables de la presse en prennent conscience.
Aux déclarations
officielles et aux appels à la « critique », s’ajoute comme pour
provoquer un effet de contre balance, certaines mises en gardes. M.Hedi NOUIRA déclare
à la Clôture du conseil Supérieur de
l’Information : (1)
« Je
m’adresse à tous ceux qui dans ce pays appartiennent au secteur de
l’information pour leur dire qu’ils sont libres de publier toutes les
informations qu’ils veulent à condition qu’elles soient exactes et de source sûre et ne portent pas atteinte à l’intérêt supérieur du pays et à
ses relations avec les pays frères et amis; et de critiquer ce qu’ils estiment
devoir l’être et de dénoncer ce qu’ils considèrent comme une carence, une négligence
pouvant porter préjudice à l’intérêt général. Encore faut-il qu’en même temps
ils combattent les rumeurs tendancieuses, informent le public sur la réalité
des choses, gardent toujours présents à l’esprit l’objectif dont nous
poursuivons la réalisation, distinguent le bon grain de l’ivraie… ».
Il finit son discours en affirmant:
« Quelque
grand que soit notre attachement à la liberté en général et plus particulièrement
à la liberté d’opinion et d’expression, nous refusons d’exposer nos acquis à
des risques au cours de cette étape décisive où
nous nous préparons à décoller et à sortir définitivement
du sous-développement ».
Il s’ajoute à cette dualité, appel à
la critique/mise en garde contre les « excès », qui fait l’ambiguïté
du discours officiel en ce qui concerne le statut de la critique, l’utilisation
de termes aussi vagues que « bonne foi », « confiance »,
« doute »…La critique doit être « de bonne foi », elle ne
doit pas miner « la confiance » du peuple dans ses dirigeants et
«semer le doute», dans les options du parti et du gouvernement.
Tel est le
vocabulaire le plus souvent utilisé pour montrer les limites que la critique
ne doit pas dépasser au risque de devenir « nuisible »,
« destructrice, etc…Ces termes vagues peuvent être l’objet soit d’une interprétation
aussi large que possible, soit au contraire d’une interprétation très stricte
et c’est de cette interprétation que se décide la marge d’autonomie
d’expression accordée aux journaux.
Il semble
qu’aux différents niveaux hiérarchiques concernés par l’information en Tunisie, on se fait
une idée de plus en plus restrictive au fur et à mesure que l’on descend dans
la hiérarchie politico-administrative.
En effet,
les personnes qui occupent des positions hiérarchiques très élevées ne peuvent
pas être gênées par une critique modérée de certains aspects d’importance
secondaire (ex : retard occasionné dans l’exécution d’une partie d’un projet,
certaines maladresses de l’administration régionale…). Par contre ce sont les
personnes qui occupent la position hiérarchique la moins élevée, qui sont
directement responsables de ces « incapacités » dont peut se faire écho,
la presse. Et ce sont eux qui seront le plus touchés par ce type de critiques
et qui seront les premiers à en supporter les conséquences.
Ainsi aux différents
niveaux hiérarchiques on s’efforce de comprimer d’un degré la teneur de la
critique tolérable. Arrivée au niveau du journaliste, la compression est à son
maximum. Mais il existe aussi des mécanismes correcteurs dans le cas où le journaliste renoncerait en partie à
l’autocensure, forme suprême de ce mécanisme de compression de la marge de
« critique tolérable ». Ces mécanismes correcteurs opèrent au niveau du
journal par le biais des discussions au sein du journal ou par le jeu des différents
moyens de pression dont dispose la direction du journal (mesures
disciplinaires, promotions, avantages matériels…).
De
la déclaration de principe affirmée par les officiels tunisiens au plus haut
niveau de la hiérarchie politique, à la réalisation quotidienne du journal, le
droit à la critique, subit une érosion par paliers qui réduit à sa plus simple
expression, l’autonomie reconnue aux organes de presse.
Conscients
de la vitalité que pourrait introduire le développement dans la presse tunisienne
d’un certain style critique, les milieux officiels voudraient voir cette presse
orienter sa capacité critique vers certains aspects de la société tunisienne,
sans toucher à l’Etat.
C’est
ce qu’a voulu exprimer M.Hedi NOUIRA en clôturant la quatrième session du
Conseil Supérieur de l’Information : (4)
« Je profite de cette occasion qui me permet de
me réunir avec des hommes de l’information, ainsi qu’avec beaucoup d’auteurs,
de producteurs, de metteurs en scènes qui assument un grand rôle pour faire
connaitre les aspects importants de notre vie nationale, ce qui procure en plus
des moments de loisirs et de distraction, une occasion d’éducation et de réforme.
Peut-être suivront-ils le chemin de penseurs et d’auteurs anciens et modernes
qui ont éternisé les traits, aussi bien positifs que négatifs, de leurs peuples
sans s’être attaqués à l’Etat, ou sans avoir contribué à ruiner le régime. Bien
au contraire, ils se sont appuyés sur l’Etat pour être à l’abri des difficultés,
afin d’éliminer les traditions rétrogrades et permettre le progrès et le développement
de la société ».
C’est un
appel que lance le Premier ministre à toutes les capacités créatrices de la
culture tunisienne afin de réaliser une sorte d’alliance entre l’Etat et les
intellectuels, pour lutter non pas l’un contre l’autre, mais l’un avec l’autre
contre certains aspects de la société. L’Etat veut aussi se prémunir contre les
critiques qui peuvent l’affaiblir en orientant la capacité critique dont font
preuve les différents milieux culturel tunisiens, vers certains aspects de la société
tunisienne que l’Etat veut faire disparaitre (structures sociales archaïques,
traditions jugées incompatibles avec le progrès…).
Cela suppose
qu’il y ait un parfait accord entre l’Etat et les différents milieux
intellectuels sur ce qui est appelé à disparaitre et sur le type de société et
de valeurs sociales à développer. L’Etat se présente aussi bien comme cadre
d’action possible que comme protecteur des forces qui agissent pour le
renouveau de la société tunisienne. Il ne s’envisage pas comme force
conservatrice d’un certain ordre ou comme obstacle à la réalisation de certains
changements.
M.Hedi
NOUIRA pose le problème en termes d’économie de temps et d’efforts (« nos
moyens sont limités, nous devons éviter le gaspillage »). Il nous semble
qu’au plus haut niveau de l’Etat, on est conscient qu’à tous les niveaux du
domaine culturel, l’effort de production et de diffusion est bien en deçà des capacités humaines et matérielles réelles
de la société tunisienne. A l’origine du malentendu de plus en plus grand entre
l’Etat et les intellectuels il y a ce que l’on appelle généralement les « idées
importées » (5).
(…)
Extrait :
Thèse de doctorat de 3eme cycle en
sciences de l’information de Mehdi Jendoubi : L’INFORMATION SUR L’ECONOMIE
NATIONALE DANS LES QUOTIDIENS TUNISIENS DURANT LA PERIODE DU IV EME PLAN DE
DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET SOCIAL, Université Paris 2, 1979, (pp :
35-42).
Notes:
(1)
Déclaration
du Président de la République, à l’occasion du 33 eme anniversaire du journal
l’ACTION, citée par M. MASMOUDI, op.cit. P :87.
(2)
NOUIRA
(Hedi), Discours, Secrétariat à l’information, Tunis, P : 198.
(3)
NOUIRA
(Hedi), INFORMATION&COMMUNICATION, Secrétariat d’Etat à l’information,
Tunis, discours du 8 Juillet 1977 à Sousse, P :70.
(4)
NOUIRA
(Hedi), Discours intégral, AS-SABAH, 31 Aout 1978, Tunis (traduction).
(5)
« Idées »
ou « idéologies importées », termes utilisés par la propagande
officielle pur désigner toutes les références que font les intellectuels
tunisiens à des concepts philosophiques et politiques pour justifier la remise
en cause de l’ordre établi.
![]() |
Publications du Ministère de l’Information 1978